
Mon plan est vite arrêté : seules seront payantes l'audace et la rapidité d'exécution. D'un pas assuré, je m'approche en silence dans le dos de l'officier, un homme plutôt gras, je sors ma main de ma poche et pousse dans son dos le canon de mon arme, tout en lui ordonnant dans sa langue, d'un ton rude, de lever les bras. Ahuri, déconcerté, apeuré, l'homme obéit. Sans perdre une seconde, en un éclair, j' arrache l'arme de son étui et m'éloigne aussitôt, à toute allure. Je me demande si de ma vie j'ai jamais couru aussi vite. L'Allemand est bientôt revenu de sa stupeur ; il se lance à ma poursuite en vociférant, essayant de rameuter de l'aide. Mais je suis bien plus jeune, moins lourd, plus rapide que lui ; et j'ai tôt fait de le distancer. Je dois dire qu'à cette époque, j'étais très robuste et dans une excellente forme physique . Je vais me perdre dans les ruelles de la ville, que je connais parfaitement ; puis, certain d'avoir semé mon pousuivant, et tout en m'entourrant de mille de précautions, je retourne à la ferme.
Là, je peux contempler avec joie, admirer le beau pistolet automatique tout neuf, calibre 6,35, de marque "
Le Français", car il a été fabriqué dans notre pays, par la Manufacture d' Armes de Saint-Etienne. Certes, ce n'est pas une arme imposante et son calibre est modeste. Mais c'est ma première prise de guerre, alors je le trouve tout-à-fait digne de mon admiration. Et sa légèreté, comme son faible encombrement, me font comprendre pourquoi l'officier allemand l'a choisi, de préférence à une autre arme plus lourde et plus volumineuse, telle le Lüger que j'espérais : il était en promenade et, sûr de lui, il ne s'attendait guère à être agressé de la sorte.
Dépossédé de son arme, cet officier aura sûrement des comptes à rendre. Mais il n'aura pas su que le canon menaçant de l'arme appuyée contre son dos n'était que le tuyau de ma pipe...! Cette ignorance lui aura au moins épargné de se trouver ridicule à ses propres yeux.
Je dois maintenant entreprendre de nouveaux voyages dans le sud de la France, afin d'opérer des liaisons indispensables entre les membres du réseau. Il y a aussi des tracts de propagande anti-allemande à distribuer, des armes à collecter, des faux papiers à transmettre ou à récupérer. Cette fois, ce sont les Allemands qui contrôlent les communications avec la méthode, la suspicion et l'esprit tatillon qui leurs sont propres. Alors c'est chaque fois la même périlleuse expédition, où je risque ma vie, à la merci d'un contrôle un peu poussé, d'une fouille impromptue. Par chance, la Résistance nous fournit d'excellents faux-papiers et quand il m'arrive de tomber sur un contrôle, les Allemands n'y voient que du feu. Pour autant, je ne suis jamais très rassuré. Dans ces occasions j'apprécie mon déjà long apprentissage de l'action clandestine, qui me permet désormais de rester maître de moi et impassible face au danger.
Les voyages sa passent dans des trains toujours bondés ( on dirait que les Français n'ont jamais tant voyagé qu'à cette époque troublée), lents, surveillés, contrôlés, recontrôlés par l'occupant qui investit aussi les quais et les salles de gare. Mais je n'ai pas peur, ayant choisi, en toute conscience, d'affronter le danger qui est partout. Je peux à tout moment être arrêté. Je dois souvent exhiber mes papiers. Par chance, comme je l'ai dit, nous avons des artistes en la matière : si ces papiers sont faux, ils sont si bien imités, que les Allemands peuvent bien les tourner et les retourner en tous sens : ils n'y verront rien de suspect. Ont-ils jamais su quel beau travail de faux cachets on peut parfois réaliser avec une simple pomme de terre ? Quelle joie, ensuite quel réconfort de se retrouver avec des hommes et des femmes animés de la même volonté, tendus vers le même but.
Je dois aussi effectuer des missions dans la grande métropole voisine, Lyon, centre nerveux de la Résistance pour la région. Je m'y rends un jour, pour y récupérer encore une fois une liasse de ces faux papiers dont nous avons tant besoin et qui sont fabriqués dans une imprimerie clandestine de la ville. Je connais bien l'immeuble où je suis attendu et où je dois en prendre livraison. Mais c'est toujours méfiant, sur le qui-vive, que je grimpe en silence les escaliers (mieux vaut éviter les ascenceurs qui peuvent se refermer comme des pièges),et que je m'immobilise un moment sur le palier, face à la porte, à l'écoute, tous mes sens en éveil. N'ayant rien remarqué de suspect, je m'apprête à frapper selon le code convenu.
Soudain je tressaille : une main vient de se poser sur mon épaule, tandis qu'une voie inconnue m'alerte dans un chuchottement : "
La Gestapo est dans l'appartement et y tend une souricière.Sans répondre un seul un mot, oubliant même de remercier mon sauveur que je n'ai pas même regardé, je me précipite vers les escaliers dont je dévale les marches quatre à quatre, et je m'enfuis sans me retourner au long des rues étroites du vieux Lyon, la gorge sèche, le coeur battant. Je l'ai échappé belle. Et je me conforte dans ma certitude que la méfiance ne doit jamais se relâcher un seul instant ; qu'aucune situation n'est sûre ; que la plus extrème vigilence de tous les instants est l'unique garantie de notre sécurité et de notre survie. Car les traitres sont à l'oeuvre. Et je pense au destin tragique qui attend mes camarades arrêtés dans cet appartement où j'aurais pu moi-même être pris sans la bienveillante intervention d'un inconnu dont je ne saurai jamais qui il était.