Parfois surviennent des événements moins dramatiques, qui pourraient même être distrayants, s'ils n'étaient pas toujours placés sous le signe du danger omniprésent. Ainsi en est-il en cette nuit où nous attaquons un commerçant en gros de la région, qui fournit d'abondance les cuisines de l'occupant en toutes sortes d’ excellentes victuailles soustraites à ses compatriotes qui se serrent de plus en plus la ceinture. Mais l'ennemi paye bien. Et le marché noir, sous toutes ses formes, permettra à certains de faire fortune sans risque, en toute impunité.
Ce brave homme roule tranquillement à bord de son camion, au plein cœur de la nuit. Il doit livrer toute une cargaison de bonne et belle viande. Il a bien son
Ausweis, son laissez-passer allemand, mais il n'est pas, pour autant, très rassuré. Il y a ces satanés maquisards qui, justement, rôdent surtout la nuit ; aussi, pour cet homme, paradoxalement, c'est à cause de ses compatriotes, que les routes ne sont pas sûres. Mais il se fie à sa chance. Qui, pour cette fois, l'abandonne. Car soudain, une rafale crépite, des balles frappent les pneus qui éclatent et le lourd véhicule va s'échouer dans le fossé. Aussitôt, des ombres jaillissent des bas-côté de la route, se précipitent sur le camion, le délestent en un tour de main de sa précieuse cargaison, puis disparaissent tout aussi vite dans la nuit, non sans avoir administré, au passage, à ce collaborateur-profiteur, une solide raclée. Parmi les groupes de maquisards disséminés dans la montagne, on mangera du cochon pendant un bon mois. De quoi s'en lasser ! Mais c'est mieux que rien. Et c'est autant que l'ennemi n'aura pas.
Bien plus sérieuses et autrement dangereuses, sont les attaques de convois ferroviaires. Les lignes les plus visées sont celles de Besançon, Lyon, Dijon, Châlons-sur-Saône. Nous partons à la nuit tombante, petit groupe d'une dizaine d'hommes, armés et chargés de dynamite. Il nous faut marcher longtemps, à couvert dans la forêt, car les sections de voies que nous choisissons de faire sauter sont, par précaution, très éloignées de notre base, situées en rase campagne et à bonne distance des villages, afin que d'éventuels renforts ennemis mettent du temps à arriver. Nous y sommes enfin. Les guetteurs prennent position en bordure du bois, avec ceux qui, mitraillette en main, sur le qui vive, sont chargés de notre protection.
Nous allons vers les rails où nous plaçons nos charges, si possible dans une courbe où les wagons dérailleront plus facilement Tout est réglé avec une précision d'horlogerie. Il nous faut maintenant attendre, sur notre position de repli, sans parler, sans fumer, sans bouger. Longue attente de chasseurs à l'affût. Dans la forêt, tout est calme ; seuls en troublent parfois le silence, le vol d'un rapace nocturne qui chasse, ou le frémissement des grands arbres noirs. Le temps s'écoule avec lenteur dans cette attente paisible et bucolique. Alors, il arrive que nous nous laissions aller à tout oublier de notre existence périlleuse, à rêver un moment d'une autre vie tranquille et heureuse, d'un foyer, d'une famille. La nuit est si calme, si douce. Mais il nous faute vite chasser ces pensées émollientes.
Car soudain, dans le lointain, se fait entendre un grondement sourd qui se rapproche peu à peu. Le rêve a cessé. Nous allons devoir affronter la dure réalité du moment. Ce n'est plus la paix, c'est la guerre. Les nerfs se tendent, l'oreille s'aiguise, les doigts se crispent sur la détente. Au loin apparaît une masse sombre, un long serpent d'acier, lourdement chargé, qui n'en finit pas d'approcher. La locomotive passe en haletant, avec sa traîne de fumée bleue. Les wagons défilent : un, deux, trois. Au quatrième ou au cinquième, à celui que des renseignements nous ont signalé, la dynamo est activée d'un geste sec : c'est l'explosion violente, qui déchire et illumine la nuit. Les rails se tordent, se disloquent ; les wagons fous quittent la voie, avancent encore sur le talus dans un bruit terrible, parfois se couchent brutalement sur le bas-côté de la voie, où ils s'enchevêtrent, comme dans une mêlée de titans. C'est un spectacle impressionnant et grandiose que nous n'oublierons plus.