Premieres armes (suite 1)



Comme tant d'autres au village, mon père parle de résignation, car il faut éviter ces représailles qui pourraient être terribles. J'ai promis. Mais je ne peux pas m'empêcher d'imaginer des projets de revanche. Je ne suis pas le seul. Et j'éprouve du réconfort à la pensée qu'en ce moment, non loin de moi, d'autres yeux restent ouverts dans la nuit, que d'autres cœurs se serrent et que des projets identiques aux miens se forment. Il en fut toujours ainsi en de pareilles circonstances : certains acceptent de plier sous le joug. Ce sont les plus nombreux. Je ne leur en veux pas ; la plupart sont âgés, d'autres manquent de courage. Il en est même qui, par intérêt, pactiseraient volontiers avec l'ennemi. Ils le feront bientôt. Ce sont des traîtres ou des lâches et je les méprise. Restent ceux qui se révoltent, se redressent, font face. C'est une minorité. J'en serai, acceptant d'avance pour moi et pour mes proches, tous les risques et les conséquences que ma décision comporte .

La paix règne sur la campagne matinale où l'on peut entendre les bruits familiers du village, ceux des travaux de l'hiver accomplis dans les fermes où la vie continue. Les sabots de bois vont et viennent, s'affairent aux menues tâches quotidiennes. Mais le front de mon père reste soucieux. Je m'absente souvent et longtemps de chez moi, sans pouvoir lui en donner de motif valable. Parfois, de violentes rafales d'armes automatiques déchirent soudain l'air. Puis le silence retombe, plus profond, sinistre. Des portes claquent, des fenêtres s'ouvrent, montrant des visages angoissés. Lui-même très inquiet, mon père évite la maison et s'en va vers la grange où il s'efforce, par les gestes simples du labeur, d'apaiser ses craintes à mon sujet. Il me sait têtu et obstiné.

Les jours passent ; puis les semaines. Les grêles de pierres, rageuses, puériles, continuent d'interrompre le chant détesté des sections allemandes qui vont et viennent au pas cadencé. Puis ce sont des explosions qui déchirent l'air. Du matériel de guerre disparaît des petits arsenaux de la région. Des hommes du pays, enrôlés de force dans l'armée ennemie, s'évadent, désertent et retrouvent la liberté grâce à de mystérieuses complicités. C'est l'escalade. La résistance s'organise peu à peu, devient plus efficace. Les Allemands ne vont pas tarder à réagir, à leur façon, toujours brutale.

Désormais, ils me recherchent activement pour mon appartenance supposée à un réseau clandestin anti-allemand. Ils n'ont pas tort : je suis immatriculé au RAL ( Docteur Bareiss, Maître Schrekenberger ), depuis le 8 août 1940, sous le N° X 24. Il s'agit du premier réseau de Résistance constitué en Alsace-Lorraine. Puis, au début de l'année 1941, j'ai été contacté par le Lieutenant Laeuffer, de Soultz-sous-Forêts, responsable régional de l'ARAC, autre réseau, à un degré supérieur, de la Résistance alsacienne, qui me demande d'établir des relations avec des personnes politiquement sûres, d'accomplir des liaisons, de distribuer des tracts et de récupérer des armes et des munitions abandonnées par l'armée française sur la ligne Maginot. Je m'y emploie de mon mieux en compagnie de quelques camarades.Ces activités sont beaucoup plus dangereuses que le lancement de cailloux sur des soldats qui défilent. Nous sommes devenus des terroristes.

Toujours à cette époque, je participe à l'attaque d'un groupe de Jeunesses Hitlériennes recrutées parmi nos compatriotes alsaciens, à des agressions sur des soldats ennemis isolés ou sur des formations militaires. Avec un de mes camarades, nous détruisons un dépôt d'instruments d'optiques stockés par l'ennemi. Mon action prend de l'ampleur et les risques en augmentent d'autant.

Dans le petit village, où tout se sait, l'atmosphère devient chaque jour plus pesante, irrespirable, saturée d'angoisse. La peur s'insinue chez les villageois et commence à les ronger. Chacun sent que l'orage approche. On en perçoit déjà les bruits, on en voit les premières lueurs. De retour à la ferme, calme et serein, je vaque à ma besogne. Mon père n'est pas dupe de ma feinte innocence. Son regard est toujours triste et réprobateur. Mais ma résolution reste inébranlable. Je ne serai jamais un soldat germanique malgré moi, enrôlé de force, comme d'autres le seront, dans l'armée allemande. Au contraire, je me battrai contre cet envahisseur. Et désormais, rien ne me fera plus renoncer à l'action.