Massacre - suite



Ceux qui, comme moi, attendent encore leur sort, n'ont guère le temps de s'illusionner. Les soldats du peloton d'exécution reviennent déjà. "Toi. Et toi. Et toi aussi." La sélection se poursuit. Les jambes faibles, la poitrine soudain serrée comme dans un étau, je vois un bras se tendre vers moi. Un doigt me désigne. " Toi". On nous mène à l'abattoir, privés de parole, sans autre choix que la résignation. Mais à quoi servirait de protester, de se révolter ? Je sors du rang et je rejoins mes huit autres camarades. " Donnez vos papiers. " Les Allemands jettent un dernier coup d'œil sur nos diverses cartes. Nous faisons un premier pas vers les fourrés. " Attendez !" Les cœurs sursautent d'un espoir insensé dans les neuf poitrines. " Amenez-moi celui de Courbouzon. "Et il me désigne. Car celui-là, c'est moi, Courbouzon étant la localité où je m'étais réfugié, suite à mon engagement aux FTPF, avant de rejoindre le maquis. Deux soldats m'empoignent aussitôt et me tirent en arrière. L'espoir déserte mes compagnons. Je les vois, accablés, partir vers leur destin. Nouveaux bruits de culasses, feu rageur des mitraillettes, cris... Pour eux c'est fini. Mais pour moi ?

Ereinté, brisé par l'émotion, j'ai du mal à me soutenir quand je suis conduit à l'écart, vers une petite cabane forestière. Là, un dialogue vif s'engage entre un officier allemand et le chef des Miliciens. Je suis stupéfait d'entendre qu’ils se disputent ma personne et se posent la question de savoir si mon cas relève de la Milice ou de la Gestapo. " So, oder so... ", (De toute façon ...) observe l'officier allemand. Je sais ce que signifie cette remarque fataliste : mon sort est arrêté. Mais pour l'heure, je semble être une prise de choix. Le traître a dû particulièrement me signaler : je suis l'homme de Courbouzon , celui que la Gestapo et la Milice recherchent depuis longtemps et qu'ils veulent prendre vivant : en tant qu'agent de liaison, je suis supposé bien connaître les réseaux, leurs ramifications et leurs responsables, j'aurai des choses à dire, de précieux renseignements à livrer ; et ils sauront me faire parler. Les Allemands sont d'autant plus satisfaits de me tenir que je leur ai déjà échappé par deux fois. En tout cas cette désignation explicite de ma personne prouve bien que nous avons été trahis par l'un des nôtres.

Plus tard, nous serons persuadés que le traître se trouvait parmi ceux que nos assaillants ont épargnés, en feignant sans doute de l'éxécuter. Mais il a disparu dans la nature sans laisser de trace et surtout ne pouvant plus se montrer à personne parmi les rescapés des maquis, car nos camarades encore libres auraient compris sa trahison et l'auraient abattu. Sans doute s'est-il empressé de quitter la région et de s 'en éloigner le plus loin possible.J'espère qu'il aura quand-même été liquidé par la suite ou lors du grand règlement de compte final. Quoiqu'il en soit, ma haine pour lui sera tenace : il a sur la conscience tous nos camarades morts cette nuit-là.

En tout cas, voilà pourquoi j'ai été tiré in-extremis du groupe à exécuter "pour l'exemple". Je pense à mes camarades étendus dans la neige rougie par leur sang. Maintenant pour eux, c'est fini. Et je les envierais presque, car je sais de quelles tortures la Gestapo est capable pour faire parler ses prisonniers. Leur lutte est achevée. La mienne va se poursuivre. J'ignore quel nouveau courage me sera demandé et si j'en serai capable.

J'entends un brouhaha confus. La porte de la cabane s'ouvre, des policiers en civil entrent. J'entends de brefs commentaires sur ma personne : on s'accorde à me trouver bien jeune. Je suis poussé dehors et je rejoins mes compagnons qui attendent leur sort en frissonnant dans le froid et la neige. Les SS doivent être suffisamment abreuvés de sang : la moitié ou presque de nos compagnons ont été exécutés sur- le- champ ; quelques autres ont été tués durant l'assaut. Nous pouvons enfin baisser les bras, ankylosés par le froid et la position que nous avons dû tenir pendant... quatre heures.

Il fait encore nuit. Nous devons ramasser la dizaine de morts que comptent nos assaillants et nous sommes contraints de les porter jusqu'aux camions qui attendent, stationnés bien plus loin, ce qui nous oblige à une nouvelle marche épuisante dans la neige. Puis on nous rabat brutalement les bras dans le dos, des menottes se referment sur nos poignets et sous les coups de crosses, nous grimpons dans les camions. Dans la nuit glaciale, nous partons pour l'inconnu en disant un adieu muet à cette forêt redevenue paisible et silencieuse, si belle, si sereine, protectrice et maternelle, qui nous a longtemps abrités, mais n'a pas pu le faire jusqu'au bout, un adieu aussi à nos dix huit camarades exécutés, aux six autres tués ou blessés, achevés durant l'assaut, que nous laissons là et dont les Allemands ne se soucient pas de nous faire enlever les corps. Les habitants des villages voisins viendront certainement leur donner plus tard une sépulture discrète, mais plus digne de leur sacrifice. Et un prêtre dira sans doute une messe à leur intention.