Une bonne heure s'écoule dans un silence angoissé. Nouveau bruit de bottes dans le couloir. La porte s'ouvre. Ils sont de nos retours nos camarades ; mais dans quel état ! Abrutis, les chairs éclatées, sanglants, titubants. Pour la Gestapo, interrogatoire rime avec tortures. Nous le savions pourtant. Mais nous n' en avions pas encore vu les terribles effets. Ils sont effrayants. Nous finirons par comprendre la tactique de la Gestapo : semer l'effroi parmi les prisonniers qu'elle n'a pas encore interrogés, pour affaiblir leur moral, abolir leur volonté, les préparer à collaborer plus "spontanément", les inciter à dire la vérité, à faire des révélations, par la terreur qu'inspirent les tortures.
Nous nous posons tous des questions obsédantes. A quand mon tour ? Comment vais-je réagir ? Surtout ne pas parler. Tenir. Ne rien avouer, ne rien livrer. C'est l'idée lancinante qui s'installe dans tous les esprits. Il faut nous en imprégner jusqu'au tréfonds de nous-mêmes. Nous n'osons pas questionner nos malheureux camarades. Car nous nous méfions de ceux qui étaient déjà dans la cellule, avant notre arrivée. Parmi eux, il y a toujours un mouton, difficile à débusquer. C'est encore une des ruses connues de la Gestapo. Les heures passent, accablantes. Le soir arrive. Pourrons-nous au moins dormir, pour récupérer des forces et mieux affronter la douleur ?
Mais non ! Aucune trêve ne nous sera accordée. Les pas lourds retentissent à nouveau dans le couloir, les clés résonnent, les verrous glissent. Qui sera désigné ? Cette fois, je suis du lot... Nous marchons dans les couloirs, enchaînés comme des criminels- puisqu'aux yeux des Allemands nous ne sommes que cela-, vers cette nouvelle épreuve, celle que nous redoutons tous, la plus difficile et la plus cruelle, car nous avons peur de craquer, de livrer nos secrets.
Nous embarquons dans des camions si bien gardés que, même si nous n'étions pas aussi étroitement entravés, l'idée de tenter une évasion ne nous effleurerait pas. Court trajet dans la nuit. Nous voici devant l'hôtel, siège de la Gestapo, cette redoutée Police Secrète allemande. Nous connaissons trop cet hôtel, devant lequel nous sommes souvent passés avec désinvolture, quand nous étions libres, pour douter de notre destination. Puis on nous dirige vers les sous-sols de l'immeuble.
Avant même d'avoir pu réaliser quoi que ce soit, je suis poussé seul dans une salle fortement éclairée, meublée d'un simple bureau derrière lequel est assis un homme en civil ; à ses côtés, un secrétaire devant sa machine à écrire. Dans un coin, deux brutes imposantes, à la mine patibulaire. Je peux imaginer comment je vais être traité. Pourtant, à ma grande surprise, on me prie poliment de m'asseoir : "
Setzen sie sich, bitte." Trop poli, j'en ai peur. Quelques phrases échangées dans cette langue que je connais bien, m'apprennent que l'une des deux brutes sera l'interprète. C'est peut-être un milicien français, un collaborateur. L 'interrogatoire va donc se faire en allemand. C'est pour moi un réel avantage. Je me garde bien de révéler à mes "
interlocuteurs" que je comprends parfaitement ce qu' ils se disent.
Le chef du groupe commence à me poser quelques questions aussitôt traduites de façon plutôt laborieuse. Mais je les ai déjà comprises. Cela débute par un simple interrogatoire sur ma "
fausse" d'identité. Une conversation banale s'engage. Grâce au décalage de la traduction, très attentif à ce qui se dit, j'ai le temps de préparer mes réponses. Tout paraît facile, bien différent de ce à quoi je m' attendais. Et surtout, je n'ai pas l'impression que l'on se dirige vers des violences à mon encontre.