
Interrogatoire et évasion
L'amabilité apparente de mon interlocuteur me fait au moins retrouver ma confiance en moi, ma maîtrise. " A propos, connaissez-vous Monsieur André ? ", me demande-t-il à brûle-pourpoint, avec une feinte désinvolture. Mon sang ne fait qu' un tour. André est un de nos responsables, parmi les plus actifs. La plaisanterie est finie. On passe aux choses sérieuses. Mais je suis demeuré impassible. Je fais semblant de réfléchir avec application, comme si je m'efforçais réellement de me souvenir. Puis, très calmement, je réponds : " Non. Pas du tout. Je ne connais pas de André." Une certaine contrariété se lit sur le visage du policier. La conversation reprend sur le même ton superficiel du début.
" Quand avez-vous vu Monsieur Marcel pour la dernière fois ? " Encore une question que je reçois en plein cœur. La Gestapo est vraiment bien renseignée sur les responsables régionaux de la Résistance. Je suis maintenant serré de près. "Marcel, quel Marcel ? Je ne vois pas. Je ne connais pas non plus de Marcel." Cette réponse déplaît encore plus ; le visage de l'Allemand en est fortement contrarié. Il me scrute de ses yeux inquisiteurs. S'en suivent encore quelques phrases banales.
Ma volonté reste tendue vers le but que je me suis fixé : ne pas craquer, ne pas parler, nier tout avec calme, sans manifester une trop évidente obstination. Je n'ai certainement pas pu prendre toute la mesure de ces hommes qui me guettent, m'épient et me jaugent. Mais j'ai désormais acquis la certitude que, quoi qu'il arrive, je ne parlerai pas. Soudain l'interrogatoire tourne court. Je suis congédié : " Eh bien, ce sera tout pour ce soir. " Quoi ? Même pas quelques coups ! Tant mieux. Mais je n' en reviens pas. Que vont penser mes camarades, de me voir revenir ainsi, sans une marque ? Que j'ai parlé ? Ce serait trop idiot.
Je suis ramené au cachot. Par peur des mouchards, personne ne parle, ni ne me pose de question. J'imagine que mes camarades n'en pensent pas moins. Mais je ne suis pas le seul à être revenu indemne. Alors ? De mon côté, je réfléchis. Ce premier interrogatoire, presque mondain, cache quelque chose. Je connais trop la réputation de la Gestapo. Ils ne vont pas me lâcher ainsi. Ce n'est que partie remise. Leur comportement doit procéder d'une tactique elle aussi bien rodée : l'escalade de la violence. Rien n'est fini. Au contraire, tout ne fait que commencer. Il me faudra à nouveau les affronter.
C'est notre troisième nuit de cachot. Tout est calme. La plupart d'entre-nous dorment déjà. Mais quelques-uns uns, dont je suis, ont les yeux bien ouverts, l' esprit trop tendu pour s'abandonner au sommeil ; et puis aussi à cause de ce léger grincement qui se fait entendre par moment. Ce n'est peut-être rien. Un rat qui ronge quelque chose -" Tu n'as pas entendu ce frôlement dans le couloir ? Ces pas feutrés ? " Bien sûr que j'entends : et un autre, puis encore un autre frôlement, d'autres pas feutrés. Alors que la sentinelle vient d'achever sa ronde et ne reviendra pas de si tôt. En un éclair, la révélation, l'évidence, traverse l'esprit des hommes encore éveillés : " Ils s'évadent!", " Ils ", ce sont les trois hommes dans la cellule de gauche, qui jouxte la nôtre. Parmi eux se trouve le chef de notre réseau.