
Evasion et nouvel interrogatoire
Nous devons les aider dans leur tentative à haut risque, détourner l'attention des sentinelles et surtout, essayer de couvrir le bruit qu'ils pourraient faire, si faible soit-il. Alors, après avoir attendu un moment, pour leur permettre de s'éloigner, nous nous mettons à chanter, ce qui réveille les dormeurs. Nous chantons comme cela nous arrive quelquefois, pour passer le temps, pour oublier. Les sentinelles apprécient ces " jolies chansons françaises " et les écoutent avec plaisir. Nous chantons et de précieuses minutes s'écoulent pour les fugitifs. La sentinelle ne revient toujours pas.
Pourvu qu'ils réussissent ! Ils doivent avoir des complicités extérieures. Et puis à trois, la chance de réussir est bien meilleure qu' elle ne le serait pour nous, entassés à vingt dans notre geôle, si nous voulions tenter une évasion, avec, parmi nous, des inconnus peut-être suspects. " Rhue ! Jetzt müssen sie aber schlafen, es wird spät ! " La sentinelle vient nous rappeler à l'ordre : " Silence, il se fait tard, vous devez dormir". Nous obéissons. Mais les évadés doivent être loin maintenant et leur fuite n'a pas été remarquée. Nous pouvons essayer de dormir.
Pas de course dans les couloirs. Hurlements de rage, vociférations. Les portes s’ouvrent à grand fracas : " Raus ! Raus ! Schnell ! " Nous sommes jetés dehors, poussés dans le couloir à coups de pieds, à coups de crosse de fusil, abreuvés d'injures. Mais intérieurement, nous exultons. Cette fureur nous prouve que nos camarades ont dû réussir. La porte de la cellule où se trouvaient les fugitifs est maintenant grande ouverte, vide. Seule, une magnifique paire de chaussures de ski gît sur le sol, que son propriétaire a abandonnées pour pouvoir marcher sans bruit. Elle fait l'envie de tous les va-nu-pieds que nous sommes.
Nous subissons une longue fouille générale, minutieuse, les mains haut levées. Les Allemands ne découvrent rien, ni sur nous, ni dans notre cachot. On nous conduit alors vers un autre quartier de la prison, plus central, mieux surveillé. Pour ceux qui songeaient encore à une évasion, le rêve s'éloigne.
Dès le lendemain, je suis appelé pour un nouvel interrogatoire que je redoute. Ces messieurs doivent être rendus furieux par l'évasion réussie de nos trois camarades. Je n'ai pas tort de le craindre. Les gens de la Gestapo sont, cette fois, bien moins polis avec moi. Je ne suis pas invité à m'asseoir. Ils sont aussi plus nombreux. Les questions recommencent. Toujours grâce à la lenteur de la traduction de l'interprète, souvent maladroite, j'ai le temps de préparer mes réponses. L'interrogatoire piétine. Les autres s'impatientent, s'énervent, haussent le ton. " Tu y mets de la mauvaise volonté ! "
Sur un geste de celui qui paraît être le chef, les deux colosses à tête de brutes s'approchent de moi. Je n'ai pas le temps de réaliser ce qui va suivre. Une grêle de coups de nerfs de bœuf assénés avec violence s'abat aussitôt sur moi, sur ma tête, mon corps et mes jambes, jusqu' à mes pieds. Les questions pleuvent de toutes parts. Je continue à nier : " Je ne sais rien. Je ne connais pas... " Les coups redoublent. Bientôt, les poings massifs remplacent le nerf de bœuf. Je ne suis plus qu'un fétu de paille, emporté par la tempête de souffrance qui m'envahit. Je m’affaisse. Ma tête tourne. Le sang coule sur mon visage, dans mes yeux ; je n'y vois plus rien.