
Tortures
Mais plus forte que la douleur, au plus profond de moi, inconsciente, chevillée à mon être, ma volonté résiste, s’obstine, triomphe. De la souffrance même, naît une révolte farouche, sauvage, indomptable, : " Ces salauds, ne m'auront pas. Plutôt la mort ! " C'est fini. On m’emmène, presque assommé. Mais du fond de mes chairs meurtries, rayonne l'immense joie d'avoir résisté, d'avoir tenu le coup, de n'avoir pas parlé.
Presque chaque jour désormais, l'interrogatoire recommence ; tantôt bref et presque courtois ; tantôt long, grossier et brutal, comme une alternance de douches chaudes et froides. Les coups pleuvent, ils font mal, mais ils me rendent vite à moitié inconscient. Dans cet état, je résiste mieux, toujours, enfermé dans mon mutisme ou dans mes dénégations. Finalement, tant que les "vraies tortures" dont nous avons entendu parler avec terreur n'ont pas commencé, ce n'est pas insurmontable. A chaque fois, pourtant, mon appréhension augmente ; quand j'entre dans la salle des interrogatoires, mon regard se dirige, sans trop oser les détailler, sur les divers instruments posés sur la table : il n'est pas difficile d'en deviner l'usage. Leur exhibition fait partie de la tactique d'intimidation qu'affectionnent les sbires de la Gestapo. Mais ils n'hésitent pas non plus à les utiliser.
On m'interroge sans relâche. Je fais l'innocent : " Je ne comprends pas de quoi vous parlez. Je ne sais rien. Je ne suis pas celui que vous recherchez. " Face à ma résistance et à mes dénégations, mes bourreaux sont perplexes. Se tromperaient- ils réellement de personne ? Ils s'énervent. Je devine qu'ils veulent finir par en avoir le cœur net avec moi. Une rage froide se lit sur le visage de leur chef. Je suis assis face à lui. Il fait un signe.
Les matraqueurs s'approchent de moi en m'injuriant :" Tu vas parler, salaud !" Leurs gros souliers ferrés s'acharnent sur mes chevilles nues, y ouvrant jusqu'à l'os des plaies dont les cicatrices ne s'effaceront plus jamais. La chair se déchire, le sang coule. Je serre les dents, frémissant de rage et de douleur. Ne pas crier. Ne pas leur donner cette satisfaction. Un de mes tortionnaires allume un gros cigare et le fume avec volupté sous mon nez. Que prépare-t-il ?Je reste impassible. Dans un gros rire repris en chœur par tous les autres, mon bourreau le presse plusieurs fois, avec un plaisir sadique, sur mes plaies à vif. La douleur est fulgurante, atroce, irréelle. Je m'évanouis presque. Mais j'avais redouté bien pire. Aussi, quand je suis emmené, tiré sous les bras par les soldats allemands, les pieds traînant à terre, puis jeté dans le camion qui reprend le chemin de la prison, je suis assez lucide pour estimer m'en être tiré à peu près à bon compte. Je ne suis pas un surhomme : chaque être humain possède son propre seuil d'intolérance à la douleur. Le mien doit être assez élevé et ma volonté m'aide à en reculer les limites. Mais jusqu'où vais-je pouvoir tenir ?
Dans ma tête en feu, je réalise qu'il s'agit déjà de mon dixième interrogatoire. Encore une fois, je n'ai rien dit. J'ai enduré les coups de nerf de boeuf, les brûlures, les chaussures ferrées qui raclaient mes tibias et leurs plaies à vif. Les Allemands vont-ils admettre qu'ils se sont trompés de personne et me laisser en paix ? Je n'y crois guère. Que leur importe une vie humaine, fût-elle même innocente ? Elle n'a pas plus de valeur que celle d'un coupable. Je fais partie du tout venant de ces êtres qui passent chaque jour entre leurs mains. Ils ne se soucient pas de savoir si, après le traitement qu'ils lui ont fait subir, un homme, une femme ou un adolescent, va survivre ou mourir. Pour eux, ce n'est pas même du bétail.