Départ pour le Fort Montluc de Lyon



Lyon:siège de la Gestapo


Le lendemain matin j'ai retrouvé toute ma lucidité. Par contre, mes plaies à vif sont extrémement douloureuses. Mais je ne peux ni les soigner, ni les panser. Mes compagnons restent silencieux. Certains ont été comme moi torturés plus ou moins gravement. Mais il n'est pas question de se faire des confidences. Nous nous méfions des mouchards qui infestent les prisons allemandes. Cependant, au moyen d'un langage codé, fait de signes et de mots-clés, que nous avons appris au maquis, je comprends que personne n'a parlé. Du reste, qui aurait pris le risque de se trahir en trahissant les autres ? C’eût été se jeter dans la gueule du loup et encourir des tortures encore plus terribles, que la Gestapo n'aurait pas hésité à utiliser pour tirer de l'imprudent tout ce qu'il savait. Si nous avons une infime chance de survivre, c'est par le mutisme qui nous lie ; nous le savons : notre rempart, c'est celui de la solidarité.

Encore une fois, des pas pressés retentissent dans le couloir. Nous sommes à nouveau jetés, à coups de crosse, hors de notre cachot, menottés et brutalement conduits, à coups de pieds, dans la cour de la prison. Que va-t-il encore se passer ? Nous redoutons une exécution sommaire. L'appel commence. Puis recommence. Nous subissons une de ces fouilles minutieuses et obscènes dont nous avons pris l'habitude.

Après quoi, cette fois, nous ne regagnons plus notre cellule familière, devenue à la longue notre tanière protectrice, celle où nous trouvons refuge après chaque meurtrissure. Nous sommes conduits, toujours avec brutalité, avec cette violence inhérente au comportement de nos geôliers, vers des camions gardés par des soldats fortement armés. Nous nous y entassons à la hâte pour éviter les coups qui pleuvent. Les bâches sont tirées, fermées. Nous ne voyons plus rien du trajet. Les camions roulent maintenant dans la campagne et je suis pris par la nostalgie de l'éclosion printanière en ses prémices ; les beaux jours approchent, dont je ne connaîtrai sans doute plus jamais la douceur et la lumière. Car je sais que, de quelque manière que ce soit, la mort nous attend au bout de ce chemin.

La circulation devient de plus en plus dense. Nous roulons maintenant en agglomération. Les bruits familiers d'une grande ville parviennent à nos oreilles aux aguets. Oui, c'est certainement une grande ville. Et compte-tenu de la durée du trajet, ce ne peut être que Lyon. Les camions s'arrêtent. Nous en descendons et nous apercevons un large fleuve aux eaux grises : le Rhône. C'est bien Lyon. Nous sommes devant une bâtisse où flotte le drapeau à croix gammée. C'est l' Ecole Militaire de Santé, le quartier général de la Gestapo pour la zone militaire occupée qui comprend Lyon, le Jura, les Hautes-Alpes, jusqu’à Grenoble.

Nous y pénétrons. Nouvel appel. Nouvelle fouille. Ce doit être un rituel allemand pour conjurer les évasions. Retour aux camions. Nous ne comprenons pas cette halte ; à moins qu'elle ait permis à des traîtres de nous observer à la dérobée pour mieux nous désigner. Nouveau départ pour un court trajet qui nous mène à notre destination finale : la prison militaire du Fort Montluc, d' abominable réputation . Alors me revient en mémoire le vers célèbre de Dante évoquant l' Enfer «: Vous qui entrez ici perdez toute espérance." Car beaucoup, je pourrais même dire aucun des camarades qui nous y ont précédés ne sont jamais ressortis de ce lieu sinistre entre tous pour retrouver la liberté. Et cela, nous le savons. Ici, on torture, on exécute, on massacre, au mieux, on déporte vers des camps dont nous avons très vaguement entendu parler et qui seraient des camps de travail forcé. Mais nous ne savons rien à ce sujet.