Le jugement



Nous voilà enfermés maintenant depuis quatre jours, mangeant, dormant, ou tournant en rond comme des fauves en cage, dans la petite cour aux murs d'une hauteur vertigineuse, avec là-haut, lointain, inaccessible, le rectangle "d'un ciel si bleu, si calme", où passe parfois un couple d’oiseaux. Ce ciel ne peut rien pour nous, ni pour ceux qui sont croyants : il semble bien qu'il nous ait tous abandonnés sans espoir.

Au cinquième jour, un matin, de bonne heure, nous entendons l'habituel pas cadencé des soldats dont le harnachement fait un bruit métallique. Le cortège s'arrête devant la porte de notre cellule, la grosse clé tourne dans la serrure, les verrous sont tirés. Cette fois c'est pour nous ; les soldats sont plus bien nombreux que d'habitude. L'appel a lieu dans la cellule même, suivi de la fouille rituelle. Les mains ramenées dans le dos, menottées serré, nous sommes ensuite conduits jusqu' à de grosses voitures cellulaires puissamment gardées. Ainsi, notre tour est venu. Est-ce notre ultime départ ? Nous le redoutons : les exécutions sans jugement sont fréquentes à l'encontre des "terroristes".

Les voitures démarrent, encadrées d'une forte escorte. Nous ne savons pas pour quelle destination, nos geôliers étant, comme d'habitude, muets comme des tombes sauf quand il s'agit de nous insulter en hurlant. En peu de temps, nous atteignons une belle et vaste place située, semble-t-il, au plein cœur de la cité. Nous avons juste le temps d'apercevoir de paisibles promeneurs qui marchent, insouciants, sur les boulevards ; des arbres commencent à bourgeonner, des massifs vont bientôt fleurir, les femmes ont revêtu des robes plus légères et colorées. La vie libre continue, insouciante, peut-être heureuse malgré les malheurs du pays. En tout cas, nous voyons bien que nous appartenons désormais pour toujours à un autre univers sans espérance. On nous fait entrer dans un bâtiment au fronton duquel flotte le drapeau aux armes de la ville. Puis nous pénétrons dans une sorte de salle d'attente où, à l'appel de nos noms, nous sommes séparés en deux groupes distincts.

Une porte s'ouvre et le groupe où je me trouve est invité à la franchir. Nous nous retrouvons dans une salle aux murs lambrissés, semblable à celle de tous les tribunaux de France. Sur une estrade, assis derrière des tables couvertes de dossiers, trônent des militaires allemands à l'air grave, sévère et impassible. Nous comprenons que nous allons être jugés par ces hommes en uniforme, pour qui nous ne sommes que des saboteurs et des assassins. Le moment est venu où notre sort va se jouer : la vie ou la mort. Mais nous sommes prévenus et aucune illusion ne nous habite. Notre destin est déjà scellé. Ce ne sera qu'une parodie de justice et notre cause, plaidée par un avocat d'occasion, est à coup sûr perdue d'avance. Alors à quoi bon ce simulacre de justice ?