
La sentence
Tout va très vite. Nos identités sont vérifiées une nouvelle fois. Un officier lit en allemand l'acte d'accusation, si bien que nos camarades qui ne comprennent pas cette langue, c'est à dire la majorité, ne savent pas de quoi ils sont accusés. Ils l'apprennent par le biais des questions traduites par un interprète. " Reconnaissez-vous avoir pris les armes contre l'armée allemande ? Chaque accusé doit répondre à son tour : " Oui, je le reconnais." Comment le nier puisque, effectivement, nous avons été pris les armes à la main. Par contre, nous nions avoir attenté à la vie de soldats allemands. Mais cette négation est peu crédible. Nos juges savent exactement à quoi s'en tenir sur nous.
Le président du tribunal se lance alors dans une longue diatribe à notre encontre, une sorte de harangue menaçante où il essaie de démontrer, plus à nous-mêmes qu'aux membres du jury, l'usage aberrant que nous avons fait d'une prétendue légitime défense, en tournant nos armes contre l'Allemagne, alors que nous aurions plutôt dû l'aider dans son combat contre le " péril rouge", ce communisme subversif, la plus grande menace qui puisse peser sur le monde occidental civilisé. Nous sommes de vulgaires saboteurs, des assassins à la solde de l'URSS.
Nous faisons piètre figure dans le box des accusés, nous, " les enfants couleur de patrie ", ces douze jeunes gens sales, barbus, hirsutes, au teint terreux, aux yeux rougis par l'insomnie, tout dépenaillés, pantalons et chemises déchirées, en chaussettes et même pieds nus ! Que voilà de beaux soldats ! Et sous leurs dehors austères, nos ennemis doivent être satisfaits de pouvoir ainsi nous humilier. Mais malgré leur volonté de nous avilir, nous restons quand-même pour eux de dangereux terroristes, des révolutionnaires bolcheviques, des bandits de grands chemins, qui ont osé s'attaquer au grand Reich allemand, lequel voulait les défendre malgré eux. Ils vont le payer cher.
L'avocat commis d'office tente, sans grande conviction, de prendre notre défense. Nous sommes des enfants perdus, irresponsables, de malheureux fils du peuple, pour beaucoup encore bien jeunes, et influençables, égarés par la propagande des Rouges. Face à la mine désapprobatrice des militaires, il doit juger plus prudent de ne pas trop en faire, et sa défense tourne vite court. Il demande à ce que la peine de mort que nous encourons nous soit épargnée et transformée en déportation dans un camp de travail ; il en appelle pour cela à la clémence du jury dont nous ne savons pas de qui il est composé. Mais ce sont certainement des collaborateurs, des hommes fidèles au régime de Vichy comme à l'occupant et nommés comme tels.
C'est fini. Le jury se retire pour une parodie de délibération. En attendant, nous avons le droit de fumer une cigarette. Les jurés ne tardent guère à revenir ; les mines sont graves. Ils se rasseyent : " Accusés, levez-vous ! " La lecture du verdict est laconique. Les mots tombent en langue étrangère, impitoyables, comme des couperets, dans un profond silence. Ils vont être traduits, mais je sais déjà ce qui nous attend : c'est la mort ! Oui, en ce lundi 20 mars 1944, nous sommes tous condamnés à mort pour "intelligence avec l'ennemi et activités nuisibles à la sécurité intérieure de l'Etat français." En conséquence, nous serons fusillés. Toujours debout, l'un après l'autre, nous apprenons notre sort de la bouche d'un interprète. C'est un verdict sans surprise. Nous le connaissions d'avance. Et nous sommes presque soulagés à la pensée que notre existence désormais devenue absurde, inutile et cruelle va bientôt s'achever : les interrogatoires, les tortures, notre errance, l'attente angoissante, exaspérante, inhumaine. La fierté habite toujours nos cœurs, mais nous sommes à bout de forces, honteux de notre misérable apparence. La lutte a été par trop inégale. Nous l'avions librement consentie. Nous avons perdu. Il faut accepter d'en payer le prix. Nous quittons la salle. Nos camarades, formant le deuxième groupe, entrent à leur tour pour subir le même traitement et entendre le même verdict de mort.