
Dans l' attente de l'exécution
Nous sommes ramenés au Fort Montluc dans le plus total silence. Que se dire ? Nous sommes tout de même sous le choc de la sentence. On nous parque dans une nouvelle cellule : celle des condamnés à mort. Et le supplice de l'attente recommence. Avec pourtant, au fond de notre détresse, une minuscule lueur d'espoir : par je ne sais quelle faveur, on nous a permis de formuler par écrit un ultime recours en grâce auquel nous ne croyons pas. Mais sait-on jamais ? Les journées se traînent, sans fin, grises, mornes, toutes semblables. Il ne se passe rien. Coupés de tout, nous nous endormons dès que le soir tombe, malgré la forte lumière de l'ampoule électrique inaccessible qui éclaire en permanence notre cellule. Mais, vers deux heures du matin, une angoisse commune nous réveille tous en même temps, comme un seul homme. Commence alors le pire des supplices : l’attente silencieuse, torturante ; et cette impression qu'elle va nous rendre fous. Nous ne nous parlons pas, car les mots n'ont plus de sens. Mais la même obsession nous hante.
Minute après minute, l'oreille à l'écoute, frémissant au moindre bruit, les nerfs tendus à se rompre, nous guettons les toutes premières lueurs de l'aube, ce petit matin où les geôliers viennent chercher ceux qui vont être fusillés dans la cour même de la prison ou ailleurs, on ne sait où. Certains condamnés ont été tellement torturés que les Allemands n'ont pas osé les traduire en justice. Ils seront fusillés sans autre forme de procès et ils sont tellement mal en point qu'il faudra les traîner jusque sur leur lieu de supplice. Pourtant, subsiste en nous cette maigre espérance d'une grâce ; elle nous retient encore à la vie comme par un fil ténu ; et du fond de notre désespérance, nous nous y accrochons, tels des naufragés à une mauvaise bouée qui, nuit après nuit, nous porte de moins en moins.
Dans cette attente angoissée, muette, les minutes paraissent des heures, le temps semble figé, vide. Notre imagination fiévreuse, livrée à elle-même, nous montre le spectacle de nos derniers instants : alignés dos au mur, les yeux bandés, nous entendons les ordres qui fusent, les culasses qui claquent : "Feuer ! " Une décharge de fusils : nous nous écroulons sanglants, troués de balles ; l'officier s'approche de nos cadavres pour le coup de grâce. Puis c'est le néant ; la paix éternelle. En finir, vite ! Tel est alors notre souhait, car nous ne redoutons pas la mort en tant que telle qui, de toute façon, scellera notre destinée. Mais son attente nous mine.
Cependant, peu à peu, la lumière du matin, tant attendue, libératrice, descend sur notre prison qu'elle éclaire d'un jour grisâtre, morne et sans espérance. L'heure des exécutions est passée. Nos nerfs se relâchent dans un même élan de soulagement, notre angoisse se dissipe : ce ne sera pas pour aujourd'hui ! Epuisés par l'écrasante tension de cette attente, par ce cauchemar éveillé, nos corps se détendent, s'affaissent ; nous nous écroulons sur nos bat-flancs et nous plongeons aussitôt, pour plusieurs heures, dans un sommeil de plomb, apaisant et sans rêve, qui nous fait oublier qu'aux approches du petit matin suivant nous revivrons la même angoisse.