L'attente. Nouvelle sentence



Il est des nuits où une fébrilité presque palpable se répand de cellule en cellule, créant une ambiance prémonitoire de mort qui rôde à la recherche de ses proies. Le "téléphone" fonctionne beaucoup plus que d'habitude, insistant, inquiétant : il annonce des exécutions pour le petit matin. Nous nous endormons difficilement, et nous réveillons encore plus tôt dans la nuit, pour une nouvelle attente qui nous soumet à la plus extrême tension. Puis vient l'aube redoutée ; l'heure fatidique ; et cette fois, oui, c'est bien cela, on entend résonner le sinistre bruit de bottes qui se répercute en écho au long des couloirs. De quelles piteuses victimes les bourreaux viennent-ils se repaître ? Est-ce de nous ?

Le bruit se rapproche. Nos gorges se nouent, desséchées par l'angoisse, un étau écrase nos cœurs qui cognent dans nos poitrines. Nous retenons jusqu'à notre moindre souffle, affolés par une peur animale, viscérale. Nous avons chaud, nous suons, nous étouffons et nous sommes glacés tout à la fois ; avec cette impression de ne plus sentir rien d'autre que l'odeur fauve des bourreaux et celle, fade, du sang qui doit les imprégner. Ils sont là, à notre porte maintenant. Nos cœurs semblent s'arrêtert. Vite ! Qu'on en finisse! Mais ils passent, s'éloignent, vont chercher plus loin leurs proies du jour. Alors dans le silence moite de la cellule, nous nous regardons sans parler et un profond soupir s'échappe de nos poitrines oppressées.

Le silence est retombé. Mais nous ne redormirons pas avant d'avoir entendu le bruit de la fusillade qui parvient jusqu'à nous, assourdie par l'épaisseur des murs. Des hommes courageux qui ont accepté de faire le sacrifice de leur vie, viennent de tomber sous les balles d'un ennemi implacable et criminel. Des camarades. Des amis, peut-être. Ceux qui parmi nous, du fond de leur désespoir, ont réussi à garder la foi, prient en silence.

Voici douze nuits que notre supplice se prolonge. A la douzième aube, ce dimanche 1er avril 1944, alors que le jour commence à poindre, un bruit de pas se fait à nouveau entendre dans les couloirs et cette fois, la porte de notre cellule est dévérouillée pour s'ouvrir sur un petit groupe solennel de militaires mêlés de civils." Même le dimanche", pensons-nous. Nos coeurs se glacent, nos jambes faiblissent : eh bien cette fois, ça y est ! L'un d'entre eux déplie une feuille et lit gravement en allemand une sentence où nos noms sont cités et la sentence de mort rappelée... Et il conclut : " Messieurs, le Grand Reich et son Führer bien-aimé se sont montrés cléments envers vous. Votre condamnation à mort a été commuée en Travaux Forcés à vie. Vous allez être dirigés vers un camp de travail en Allemagne où vous pourrez prouver toute votre reconnaissance à notre pays." Puis, comme un seul homme, le groupe lève le bras, main tendue, et pousse avec les sentinelles le stupide cri de convenance : " Heil Hitler !" Après quoi ils se retirent, satisfaits semble-t-il de nous avoir apporté cette bonne nouvelle. Et véritablement, c'en est une. Nous sommes là, debout dans nos accoutrements disparates et grotesques, hébétés, assommés par ces paroles que nous avons du mal à comprendre, n'en réalisant pas aussitôt toute la portée : graciés ! Oui, nous ne rêvons pas ! Nous sommes graciés ! Certes, nous travaillerons pour nos ennemis et cela ne nous plait guère. Mais nous allons vivre et nous avons vingt ans !