
Au camp de Compiègne

En ce 2 avril 1944, notre déportation "officielle" vient de commencer . Nous effectuons diverses formalités administratives, toujours répertoriés sous nos fausses identités ; mais nous verrons bientôt que cela n’a plus aucune espèce d' importance. Puis nous sommes répartis dans les différents baraquements du camp. Avec mon groupe, nous entrons dans une immense salle encombrée de couchettes et de longues tables de bois. Il va falloir se trouver un coin, une couverture, se faire une place parmi ceux qui occupent déjà les lieux et y ont fait leur trou. On dirait que cela ne va pas être facile.
Ces « anciens » nous regardent arriver d’un mauvais œil, car il leur faudra partager avec nous l’espace surpeuplé. En particulier, nous remarquons dans un coin de la salle, quelques hommes plutôt bien mis qui nous toisent de haut, regardant avec étonnement et mépris ces misérables compagnons qui leur arrivent. Nous apprendrons par la suite qu’il s’agit de hauts fonctionnaires de la République, placés là en examen de situation, pour des motifs plus ou moins avouables de trafics en tous genres et de marché noir. Ils se conduiront, du reste, comme de vrais goujats.
Ainsi, ils refuseront de partager le contenu des colis, en particuliers les paquets de cigarettes, qu’ils ont le privilège de recevoir, ne voulant pas être assimilés à cette « tourbe » du tout-venant, conservant dans leur situation de détenus, pourtant identique à la nôtre, une morgue insupportable et injustifiée. Les nouveaux arrivants que nous sommes leur en feront voir "de toutes les couleurs" en ponctionnant d'autorité leurs colis, en exerçant sur eux des brimades naïves, pour les punir de leur comportement égoïste et inadmissible, car la règle de solidarité et d'entraide qui a cours parmi les prisonniers veut que tous les colis soient partagés.
Une nouvelle vie a commencé pour nous, dans l’attente du grand départ qui, nous le pressentons, ne saurait tarder. Il y a les corvées quotidiennes à exécuter strictement ; la distribution hebdomadaire du « fameux » colis de la Croix-Rouge, que nous nous partageons fraternellement ; la grosse soupe de cette même Croix-Rouge, dont l’attente nous fait saliver, car ici, la faim gouverne tout. Nous essayons aussi de nourrir nos esprits. Des groupes se forment selon les affinités, où s’engagent des discussions sans fin. Nous avons accès à une salle de lecture et nous pouvons assister à des conférences, souvent données par d’éminentes personnalités. La discipline est sévère ; mais nous sommes traités avec une certaine humanité que nous n’avons pas connue depuis notre arrestation au maquis.Nous avons été soignés et notre état de santé s'améliore.
De temps en temps survient quelque événement dramatique dont celui-ci est un exemple : un nouvel arrivant, voulant sortir durant la nuit pour se rendre aux toilettes, est aussitôt abattu par une sentinelle scrupuleuse et peureuse, sous les yeux de son fils arrêté en même temps que lui. Le camp est immense. les prisonniers innombrables. Les Allemands redoutent une insurrection générale qui les dépasserait. Aussi ont-ils la gachette facile.
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