Départ pour l'inconnu



La nouvelle nous parvient un soir au rassemblement pour l'appel : les hommes portant les numéros qui vont être nommés formeront un convoi qui partira du camp le lendemain matin, pour une destination qui ne nous est pas communiquée. Nous sommes mille huit cent cinquante à être ainsi désignés par ces numéros que l'on nous a attribués selon une arithmétique inconnue. Nous avions déjà perdu nos noms et prénoms, dissimulés sous nos fausses identités. Nous voici maintenant devenus de simples numéros qui nous enfouissent dans un anonymat toujours plus profond.

Nous regrettons de n'être pas restés plus d'une semaine dans ce camp où nous avions retrouvé un semblant de dignité que nous allons perdre à nouveau, car nous passons notre dernière nuit dans de vastes baraquements entièrement dépourvus de mobilier, étendus nus sur des paillasses crasseuses posées à même le sol. Le matin est bientôt là, avec son appel traditionnel, qui se fera désormais par numéros, et sa rituelle fouille générale, toujours aussi dégradante. Nos vêtements nous sont restitués et cela nous rassure un peu car nous avions craint un moment de devoir voyager nus.

Nous sommes à l'aube du jeudi 6 avril 1944. Je m'en souviens précisément, parce que ce jour-là était la veille du vendredi saint précédant la fête de Pâques de l'année 1944. On nous informe que notre déplacement prendra environ trois jours et que, durant ce temps, nous devrons nous nourrir avec la boule de pain et l’ersatz de saucisson qui nous sont alors distribués. Ce n'est pas grand chose, sinon presque rien. Mais nous n’aurons droit à rien d’autre. Par contre, on ne nous dit pas comment nous pourrons nous désaltérer.

Tout est enfin prêt pour le grand départ vers l’inconnu. Escortée par un nombre impressionnant de soldats en armes, notre interminable colonne s’ébranle, franchit la grande porte du camp et se dirige vers la gare encore déserte à cette heure matinale. Il est encore très tôt, et sur le trajet que nous empruntons par des chemins volontairement détournés, nous ne rencontrerons pas âme qui vive. Les wagons sont là, en attente, bardés de fil de fer barbelé, sans aucune ouverture autre que les portes qui se refermeront bientôt sur nous et la petite fenêtre d’aération grillagée, elle-même presque obstruée.

Nouvel appel, nouvelle fouille : décidément, rien n’est laissé au hasard. Puis on nous impose la lecture du « règlement » qui régira notre transport ; chaque phrase en est ponctuée d’un menaçant : « Sera fusillé… » La rigueur de l'ordre allemand règnera sur notre convoi. Nous sommes ensuite répartis par groupes de cent et chacun de ces groupes devra trouver sa place ou plutôt, aller s’entasser dans le wagon qui lui est assigné et qui est normalement destiné à accueillir, selon la fameuse inscription : « quarante hommes, huit chevaux. » Nous nous installons comme nous le pouvons, debout pour la plupart, car nous sommes si serrés qu' il n’est pas question que chacun puisse s'asseoir sur le plancher. Les portes coulissantes des wagons sont tirées et vérouillées sur leur cargaison humaine. Puis le train se met lentement en marche, en ce beau matin du printemps 1944.

Rapidement se forme un comité composé des plus âgés d’entre nous, qui décident des mesures d’urgence à prendre. Tout d’abord, il importe qu'une discipline stricte régne dans le wagon : c’est une question de survie. Chacun pourra s'asseoir à tour de rôle, comme il le pourra, pour un temps prédéterminé, en fonction de son âge et de son état de santé. Priorité sera donc donnée aux plus âgés et aux malades. Nous devrons nous abstenir d’utiliser, sinon pour des besoins à satisfaire d'urgence, les deux tinettes qui encombrent l’espace déjà très restreint où nous sommes confinés. Il faudra éviter de nous agiter, de trop bouger, de parler, et nous nous emploierons à économiser nos forces, à ménager notre respiration, en nous plongeant, si possible, dans un état de semi-léthargie, car l'oxygène va se raréfier et nous n'aurons bientôt qu' un air de plus en plus vicié à respirer.