Le convoi infernal



un wagon de déportation


Peu à peu le train se met en marche. Il roule lentement. Enfermés comme du bétail dans nos wagons hermétiquement clos, nous ne pouvons pas voir quels paysages il traverse. Mais nous savons que ce sont encore ceux de la belle campagne française, déjà toute éveillée à la douceur du printemps, de cette France que beaucoup, à cause de leur âge ou de leur état de santé, quittent sans grand espoir de retour et que nous aimerions tant contempler, peut-être pour la dernière fois. Ou allons-nous ? Vers l’Allemagne : cela nous le savons. Mais pour quel camp ? On ne nous l'a pas dit. Depuis Compiègne, des bruits inquiétants courent sur ces camps "de travail" dont on ne connaît pas les noms. Mais nous savons que personne n'en est jamais revenu. Quoiqu’il arrive, nous les plus jeunes qui sommes en bonne santé, il nous faut tenir, garder l’espoir, la certitude que nous parviendrons à en sortir, et la volonté de le faire.

Le train et sa locomotive poussive cahotent et peinent, comme peu pressés d’arriver à destination. Dans les wagons, nous perdons peu à peu la notion du temps. Et le moment arrive où personne ne peut dire depuis combien d’heures nous roulons. Il fait de plus en plus chaud. En ce début de la deuxième semaine du mois d’avril, le soleil cogne sur les parois de nos caisses en bois. L’air raréfié devient de plus en plus irrespirable. Nous suffoquons, nous avons faim, nous avons soif… soif, surtout ! Après tout, qui sait de quoi seront faites les heures à venir ? J'ai très faim. Je ne peux pas résister à la tentation et j’entame ma précieuse boule de pain, mon inestimable morceau de saucisson… Hélas, après cela, j'ai encore bien plus soif. Mais pourquoi le train s’immobilise-t-il soudain ainsi, en rase campagne, dirait-on ? Des hommes courent sur la voie en hurlant ; des coups de feu claquentt.

Les portes des wagons s’ouvrent avec violence et les vociférations furieuses des sentinelles nous apprennent que deux prisonniers ont tenté de s’évader en sciant le plancher de leur wagon. Nous nous demandons comment ces hommes ont pu faire pour trouver et dissimuler l’outil nécessaire à cette entreprise. Les Allemands aussi. Les coups de crosses frappent au hasard sur les corps entassés. Nous devons nous serrer encore plus, d'un côté puis de l'autre, comme un troupeau apeuré, pour que les soldats procèdent à une inspection minutieuse du plafond, des parois et du parquet de notre voiture à bestiaux, sans nous en faire sortir. Il faut aller vite en besogne : les Allemands redoutent les attaques toujours possibles et meurtrières des maquisards qui, pourtant, restent prudents car, ils le savent, si une telle attaque survenait, des prisonniers seraient désignés et aussitôt abattus sur place, en représailles.

Quand tout a été vérifié, des menaces de mort sont proférées : à la prochaine tentative, certains parmi nous, pris au hasard, seront fusillés. Des coups pleuvent encore, au petit bonheur la chance, pour faire bonne mesure. Puis les portes se referment et le train repart à son allure tranquille. Nous ne savons pas comment s'est achevée cette double tentative d'évasion. Mais nous apprendrons qu'une telle entreprise n'a qu'une très faible chance de réussir : des sentinelles veillent jour et nuit sur les dunettes. Les évadés sont abattus et les cadavres abandonnés sur le ballast ; ou bien ils sont déchiquetés par un râteau métallique installé à l'arrière du dernier wagon. Mais grâce à cet incident, nous aurons au moins eu la chance de recevoir une grande bouffée d’air pur qui évacue pour un moment les miasmes où nous commençons à croupir.

La nuit est maintenant tombée. Il fait plus frais ; la soif, intense, devient un peu plus supportable, mais à peine. Nous roulons encore quelque temps, puis le train s’arrête à nouveau. Il semble que nous soyons dans une petite gare où la locomotive doit se réapprovisionner en eau et en charbon. Si au moins nous pouvions boire un peu, nous aussi !