Le convoi infernal - suite 1



A tout hasard, nous réclamons à boire, nous supplions, sans rien espérer. Contre toute attente, la porte de notre wagon s’ouvre et des bouteilles remplies d’eau nous sont passées à la hâte par des « Chemises Noires », des soldats italiens qui escortent en partie le convoi. Ces latins sont moins durs que les teutons Allemands et n'ont pas leur sadisme : ils se sont laissé apitoyer. Les bouteilles circulent parmi nous ; chacun a droit à quelques gorgées. C’est peu, mais nous n’aurions pas imaginé à quel point de l’eau toute simple pouvait se savourer comme le plus délectable des nectars.

Puis le train se remet en marche. Nouvel arrêt peu de temps après. Cette fois, les portes s’ouvrent toutes grandes sur la nuit et nous pouvons apercevoir sur le quai un long alignement de SS fortement armés, flanqués de chiens qui tirent avec rage sur leur laisse. Des ordres sont hurlés : « Raus ! Raus ! Schnell ! » Et pour aussi étrange que cela paraisse, les wagons se vident très vite. Epuisés, assoiffés, affamés, totalement ankylosés, nous sautons sur le quai comme d’alertes voyageurs en pleine forme ; mais nos jambes sans force ne nous supportent plus ; nous nous affalons au sol, pour cependant vite nous redresser, vigoureusement stimulés, il est vrai, par les coups de nerfs de bœuf et de crosses de fusil, qui nous sont assénés sans compter par la soldatesque.

« Enlevez vos vêtements ! Ne gardez rien sur vous ! » Mais alors, les précieuses victuailles : la boule de pain, le saucisson, que beaucoup, à tout hasard, tenaient encore presque intacts en réserve ? Il faut les abandonner : toutes ces bonnes choses roulent à terre, sont piétinées, gâchées dans la cohue du déshabillage. Je me félicite d’avoir en bonne partie mangé ces provisions désormais perdues. Nos vêtements s’amoncellent à terre : costumes, cravates, chemises, chaussures, parfois élégants, mais aussi haillons, chaussettes « russes » des maquisards qui, de tous ces "voyageurs", sont les plus mal lotis.

Nous voici nus sur le quai, frissonnant dans l’air vif de la nuit ; puis on nous ordonne de réintégrer nos wagons. Les vêtements font de gros tas qui sont embarqués dans notre train, où ils remplissent des voitures entières. Il nous faut faire de la place aux occupants de ces voitures qui sont répartis dans nos cercueils roulants . Au lieu d’être à cent, nous serons maintenant à cent quatre vingt par wagon... Il paraît impossible de s’entasser en si grand nombre dans un espace aussi restreint. Les crosses de fusil qui frappent nos reins, les chiens qui aboient à nos mollets nues, nous contraignent à le faire quand même... Une nouvelle fois, les portes se referment sur la misérable cargaison humaine que nous sommes devenue ; et le sinistre convoi reprend sa course dans la nuit, désormais sous la seule garde des militaires SS.

Certains en déduisent que nous sommes arrivés en Allemagne. Mais rien n'est certain, car trop occupés à survivre, nous avons perdu toute notion du temps et des distances. Nous apprendrons pourtant assez vite qu'en fait nous étions à Metz et que c'est là que nous avons franchi "la nouvelle frontière", à l'entrée des territoires annexés que le grand Reich considère à nouveau comme siens. Nous sommes donc bien en Allemagne. En nous ôtant nos vêtements pour nous faire voyager nus, nos geôliers savent ce qu'ils font : empêcher toute évasion sur leur sol et nous faire descendre d'un nouveau degré vers notre déshumanisation ; désormais nous sommes chez eux ; ils n'ont plus de comptes à rendre à personne sur notre sort, d'autant que les soldats italiens qui avaient eu un peu pitié de nous ont quitté le convoi.