Le convoi infernal - suite 2



Cent quatre vingt hommes de tous âges et de toutes conditions physiques, compressés, comprimés, incapables de bouger, sont entassés debout dans chacun des wagons de ce train qui n’en finit pas de rouler. Il n’est plus question de vouloir se rendre jusqu'aux deux tinettes, devenues inaccessibles et inutilisables. Chacun se satisfait comme il peut. Nous parvenons à peine à respirer, nous n’avons plus rien à manger et surtout, rien à boire.

Certains prient, d’autres supplient, pleurent ou jurent. Mais à qui s’adressent-ils ? Il n’y a personne pour les entendre. Et la divinité qu’ils implorent semble bien les avoir abandonnés. En tout cas, elle ne se manifeste pas. Parfois les nerfs prennent le dessus, ils craquent et soudain un homme se met à gesticuler, à hurler comme un damné. Il faut le maîtriser en lui tordant les bras ou même l’assommer au besoin, car la panique est communicative : nous devons éviter qu’elle se propage.

La soif est devenue un supplice, une torture hallucinatoire qui n’a besoin de personne pour nous être infligée. Elle s’est abattue sur tous les wagons, tyrannique, omniprésente. Taraudant nos cerveaux comme une vrille, elle nous obsède et nous fait oublier la faim qui nous tord le ventre. Comme d'autres, je parviens à lécher quelques gouttes du liquide qui suinte le long des parois : ce liquide salé est le produit de la sueur humaine qui s'est condensée sur les planches de bois et dégouline jusqu'à terre. Si la faim peut être dominée quelque temps par un effort de volonté, la soif par contre reste impérieuse, incessante. Certains en viennent à boire leur urine. D'autres ont des hallucinations et sont sur le point de perdre la raison. Le train roule toujours. S’il arrive jamais quelque part, beaucoup n’y parviendront pas. Ou plutôt, ils ont déjà touché au but : exténués, à bout de forces, ne parvenant plus à respirer, ils s'asphyxient, sentent leur cœur qui lâche, leur esprit qui s'embrume, et dans un dernier râle, ils s’endorment à jamais, jeunes ou vieux, la mort n’en a cure quand elle a choisi sa proie.

Mais il ne s'agit pas de céder à la sentimentalité, car une question se pose, très prosaïque : que faire de ces corps sans vie ? On va les empiler sur les tinettes devenues inutiles. Le train roule toujours. Le jour a succédé à la nuit , ou plutôt, une faible clarté succède aux ténèbres, il fait plus chaud ; puis les ténèbres reviennent et il fait un peu plus frais. Le train continue à rouler. Il y a une éternité, semble-t-il, que nous sommes reclus dans cet enfer. Et la soif est toujours là, abominable. Le bruit monotone des roues qui heurtent le rail à chaque éclisse a fini par nous abrutir. Pourtant, la tête vide, à moitié inconscients, tous ceux qui en ont la force s'accrochent toujours à la parcelle de vie qui leur permettra peut-être d’échapper à ce cauchemar.

C’est à peine si nous remarquons que le train ralentit puis s’arrête. Les portes s’ouvrent sur un pays inconnu. Des ombres s’approchent, déposent des récipients dans chaque wagon, distribuent quelques gobelets. On peut boire… enfin boire…c'est du thé ! Mais ce sursis est vite écoulé. Les récipients sont vides. Déjà le train se remet en route. Les muqueuses bien humectées, l’estomac empli de liquide, nous ne sentons plus trop la faim. Nous pourrons tenir encore : il le faut. Encore une journée puis une nuit se passent, qui n'en finissent pas. Les hallucinations dues à la soif recommencent bientôt. Il nous faut à nouveau subir cet enfer qui dessèche nos muqueuses, qui brûle nos gosiers, qui mène certains jusqu'au délire et à la folie. Un jour de plus s'est écoulé. Nos forces nous ont quittés et nous sommes effondrés les uns sur les autres, parmi les cadavres qui commencent à sentir mauvais, parmi les mourants qui râlent, étouffés sous l'amoncellement des corps de ceux qui survivent. La belle organisation du départ n'existe plus. Désormais, c'est chacun pour soit. La loi de la jungle a remplacé celle des hommes. Mais sommes-nous encore des hommes et de quelle sorte ?

Une nouvelle fois, le train s'arrête. Les portes s'ouvrent. Sur le quai bien éclairé sont alignés, comme à la parade, de jeunes SS pleins de morgue, mitraillette au poing, grenades à la ceinture, sous les ordres d'officiers qui tiennent d'une main le gourdin et de l'autre la laisse d'un chien agressif. On nous apprend que nous sommes arrivés, mais sans nous dire où ! Avant de nous faire sortir, des soldats pénètrent dans les wagons en se bouchant le nez et y jettent pêle-mêle, des monceaux de pantalons. " Habillez-vous ! Vite ! " Chacun s'empare à la hâte du premier pantalon venu, l'enfile : la pudeur des Allemands aurait sans doute était choquée par la vue de notre misérable nudité. "Raus ! Schnell Schweine Hunde!" ( Vite, dehors, salopards ). Les gourdins se démènent, frappent dans le tas, au hasard. Il nous faut sortir en vitesse. Nous sautons hors des wagons pour nous affaler sur le quai, car nos jambes ne nous soutiennent pas. Mais encore une fois, les coups de crosses on vite fait de nous remettre sur pied. En sautant dans la nuit et l'inconnu de cet univers hostile, certains ont accompli leur dernier geste de vivant : trop affaiblis, malgré les coups répétés, ils ne se relèveront pas. Ils ne sont peut-être pas les plus à plaindre. Mais nous l'ignorons encore.

Un immense tas de vêtements disparates gît sur le quai : vestes, manteaux , chemises, chaussures. " On s'habille, schnell !" Il n'est pas question, dans ce fatras, de retrouver ses propres habits, ni même de vouloir choisir les mieux appropriés à sa taille, à sa corpulence. A nous voir ainsi accoutrés, qui vêtu d'une soutane noire, qui d'une veste dont les manches s'arrêtent à mi-bras, qui encore d'un manteau où disparaissent ses mains et ses pieds, le tout à l'avenant, on se croirait presque à Carnaval. Je me suis emparé d'une canadienne qui, je l'espère, me protègera efficacement du froid devenu vif et d'une paire de souliers encore très mettables, qui remplaceront avantageusement les "chaussettes russes" que je porte depuis plus d'un mois. Mais voilà que je découvre, dans les poches de la canadienne, un bon paquet de billets de banque froissés, qui, par je ne sais quel subterfuge de leur possesseur, ont dû échapper aux différentes fouilles. Mon honnêteté prenant le dessus, je me hâte d'aller remettre ce butin à un officier SS. Il m'arrache la liasse des mains et l'enfonce dans sa poche sans un mot, en me toisant d'un air narquois. Puis, en guise de remerciement, il m'assène un cinglant coup de cravache. Choqué, je m'empresse d'aller me fondre dans la masse des prisonniers. Je viens de recevoir ma première leçon de captif : éviter à tout prix de se distinguer, de se faire remarquer.