Los! ". En avant ! Nous quittons la gare et traversons une petite bourgade, déjà à moitié endormie, sur laquelle flotte une odeur indéfinissable. Des panneaux de signalisation nous apprennent que nous sommes à Mauthausen. Le bruit circule vite, car certains savent où se trouve cet endroit : nous sommes en Autriche. Nous devons approcher du but. Les rares passants qui déambulent encore jettent un coup d'oeil indifférent sur notre immense colonne et détournent aussitôt la tête en poursuivant leur chemin. Les habitants de ce village sont depuis longtemps blasés et passifs. Ils en ont déjà tant vus de ces prisonniers qui font peur à voir avec leurs mines patibulaires, sales, hirsutes, mal rasés, puants, avec leurs accoutrements grotesques. On leur a mis dans la tête qu'il s'agit de bandits, de repris de justice, voleurs ou assassins, reniés par leurs pays d'origine qui les ont volontiers livrés à l'Allemagne à court de main d'oeuvre. De toute façon, dans le grand
Reich, sous la férule de son grand
Führer, il est préférable de ne pas se poser trop de questions.
La nuit est tombée. Nous marchons sur une petite route qui grimpe fortement parmi des champs plantés d'arbres fruitiers. Nous sommes épuisés, mais il faut pourtant marcher vite, harcelés par les "
Los, schnell ! " et les coups qui les ponctuent. Nous ne marchons pas, nous courons presque sur cette route qui grimpe de plus en plus, qui nous scie les jambes. Je ne sais pas où nous trouvons l'énergie de le faire, car nous sommes à bout de forces et nous allons ainsi parcourir cinq à six kilomètres. Certains, n'en pouvant plus, tombent à genoux, déjà moribonds. Ils ne se relèveront pas : un claquement sec, une balle dans la tête a scellé leur destin. Au moins ont-ils fini de souffrir.
Des camions suivent notre misérable cortège : les morts sont ramassés et jetés dans ces "
véhicules-balais" qui contiennent déjà les cadavres que nous avons dû sortir des wagons. Notre colonne continue à gravir son calvaire. A l' évocation de ce mot, je me rappelle avoir passé le vendredi-saint dans l'enfer du convoi et en ce soir de Pâques, nous nous enfonçons davantage, à chaque pas, dans la nuit lugubre des nazis. On doit toucher au but. Haut perchées, se dressent de sombres murailles de granit, semblables à celles d'une forteresse, et c'est bien cela, en effet : une forteresse, avec de hauts remparts où courent plusieurs rangées de fils de fer barbelé ( électrifié, nous l'apprendrons plus tard). Nous touchons bientôt à la monumentale porte du camp, surmontée de l'aigle aux ailes déployées, symbole du Reich allemand, flanquée de deux tours-miradors. Ici, on nous apprendra que "le travail c'est la liberté !" Et toujours les incessants "
Los, schnell !", les coups qui redoublent, les gardes qui nous harcèlent, les chiens qui aboient.
Nous franchissons le portique géant et nous entrons dans l'enceinte du camp entre une double rangée de
SS au regard mauvais, à l'attitude méprisante, insultante. Certains parmi nous entendrons une sorte d'aboiement rauque et sinistre provenant d'un angle du portique d'entrée et y apercevront une forme enchaînée : sans doute encore un de ces chiens féroces qu'affectionnent les SS. S'ils avaient pu mieux regarder, ils auraient vu là non pas un animal, mais un homme...ou ce qu'il en reste ! Un homme que l'on force à aboyer sur notre passage ! Nous apprendrons plus tard qu' il s'agit du maire socialiste de la localité que nous venons de traverser. Les
SS l'ont enchaîné, comme un chien, avec un collier autour du cou, et placé près d'une niche, à l'entrée du camp, pour l'exemple. Il est condamné à aboyer jusqu'à sa mort à l'arrivée de chaque convoi dans le camp. Ce spectacle avilissant réjouit les SS qui s'en esclaffent.
Après avoir perdu notre liberté, puis notre dignité durant ce long voyage, de quoi serons-nous encore dépossédés en ces lieux destinés à l'avilissement, à l'asservissement des humains? Nous allons bientôt le savoir. Mais qu'apercevons-nous soudain ? Que sont ces lumières devant lesquelles des silhouettes d'humains fantomatiques s'agitent comme des ombres chinoises ? A quoi s'affairent-ils ? Que transportent-ils ? On ne peut le deviner. Ce sont sans doute des détenus qui travaillent en équipe de nuit à la lueur des projecteurs. Mais quelle est cette puanteur de corne brûlée ? Et que sont ces épaisses volutes de fumée grise qui s'échappent d'énormes cheminées et montent droit dans le ciel ?