Réception au camp. Matricule 63181.






Des sentinelles veillent dans les miradors, le doigt sur la détente, prêtes à tirer au moindre mouvement suspect de notre troupeau d’hommes abrutis et exténués. Nous atteignons une vaste place où l’appel, un de plus, va se dérouler. Nous ne savons pas encore quels supplices quotidiens nous allons endurer tout au long de ces appels interminables. Notre longue cohorte s’est immobilisée. Les morts sont descendus des camions et alignés au sol, comme s’ils allaient pouvoir répondre présent à l’appel de leur numéro. Ils sont bien présents, en effet, mais muets à jamais, malgré leur bouche grande ouverte, aveugles malgré leurs yeux sans regard que personne ne s'est soucié de fermer. Les silhouettes noires des SS vont et viennent, attentives, suspicieuses, tenant en laisse des chiens menaçants et jouissant de voir leurs ennemis avilis .

De gros projecteurs illuminent crûment ce spectacle surréaliste. Des gardiens qui semblent être des prisonniers s’activent, affairés. Certains ont des vêtements civils dont la veste porte, cousue au dos, une large bande rouge. Nous apprendrons que ce sont des détenus politiques : des résistants ou des communistes. La plupart ont une coiffure originale : ils ont sur les côtés les cheveux coupés normalement, mais séparés au milieu du crâne par une bande large comme la main, rasée de la nuque au front. Nous comprenons que cette marque distinctive empêche toute velléité d’évasion, car son porteur serait aussitôt repéré.

L’appel peut commencer : le premier d’une interminable série dont beaucoup d'entre nous ne verront pas l’issue. Il préfigure tous ceux à venir. Cependant, des hommes circulent dans nos rangs, qui savent très bien ce qu’ils font en nous offrant discrètement, alors que nous sommes quasi morts de soif, des bouteilles d’eau contre des bijoux, de l’argent, trouvés dans les vêtements où leurs anciens propriétaires avaient parfois réussi à les dissimuler. Je regrette la liasse que, dans mon honnêteté naïve, j’ai donnée à l’officier SS. Elle m’aurait permis d’étancher ma soif intense. Ici, nous l’apprendrons, tout est monnayable. Il suffit de pouvoir payer.

Notre cohorte est maintenant dirigée vers de grandes tables. C’est un long cheminement, un piétinement presque sur place, comme celui des bagnards, avec,au pied, notre épuisement en guise de boulet. Là, nous commençons à apprendre vraiment ce qu'est la patience, cette patience dont nous aurons tant besoin par la suite. Chacun à notre tour, nous parvenons enfin devant les vastes tables ; de grands registres y sont ouverts, où le nom que nous déclarons est écrit de façon méthodique et réglementaire, en regard de notre numéro, avec la liste des divers objets de valeur que nous pouvons encore détenir, car il faut se dépouiller de tout : une bague, une alliance, qui ne veut pas glisser, est aussitôt, sectionnée. Tout doit continuer à aller « Schnell ! »

Un dentiste passe l’inspections des mâchoires. Celles qui comportent des dents en or sont spécialement mentionnées sur le registre, en regard du nom de leur possesseur. Cette anticipation sinistre fait froid dans le dos, car nous devinons ce qu'elle signifie. Après quoi, nous devons nous dépouiller de tous nos habits de fortune. Une fois dénudé chacun reçoit, écrit sur la poitrine à l’encre de chine, le numéro matricule qui sera désormais l’ appellation réglementaire de son détenteur. Ce numéro est repris sur une plaque de métal que nous devons fixer à notre poignet par une attache en mauvais plastique noir qui nous est fournie ; sur cette plaque sont également gravés l'initiale de notre nationalité, celle de notre prénom, et en toutes lettres, notre nom et celui de Mauthausen, notre camp d'appartenance, ce qui permettra de nous distinguer dans les commandos où des détenus peuvent venir d'autres camps. Car jusqu'à ce que les commandos possèdent leur propre incinérateur, les cadavres des détenus qui y décèdent seront ramenés à leur camp d'origine pour y être brûlés dans les fours crématoires, ce qui permet une comptabilité précise des morts.

Nos plaques d'identité sont dangereuses, tranchantes, car elles ont été découpées à l’emporte-pièce dans des boîtes de conserve en fer-blanc ; il faut en user les bords sur des pierres. Je reçois, pour ma part, le numéro matricule 63181. Grâce à ces numéros et aux mentions jointes, le registre où sont inscrits les vivants et les morts pourra être strictement tenu à jour, après l'appel du matin et l'appel du soir, car ici plus qu'ailleurs, on trépasse très vite, tout autant de nuit que de jour. Nous en viendrons bientôt à envier parfois ceux qui, épuisés, meurent, doucement ou subitement, dans l'inconscience de leur sommeil, alors que la plupart d'entre nous vont lentement mourir de faim, de froid et de maladie, ou sous les coups, ou exécutés d'une balle sans même recevoir le coup de grace, abandonnés aux souffrances d'une douloureuse agonie. Et nous aurons vite fait de comprendre que dans cet enfer, la vie humaine n'est d'aucune valeur, que nos geôliers peuvent y mettre un terme quand et comme bon leur semble, par simple caprice, ou par divertissement, ou pour punir la plus légère faute .