Grand nettoyage



Tout en regardant ma plaque d'immatriculation, je réfléchis à ce que j’ai réussi à lire sur un registre, une inscription allemande dont je voudrais bien connaître le sens précis : « Vernichtungslager », qui se traduit littéralement par « Camp de destruction » ou « d’anéantissement ». Je comprends mal, car nous avons été déportés dans un camp de travail où la priorité doit être de construire et non pas de détruire, ni d’anéantir. Je comprends mal… Mais il ne me faudra guère de temps pour découvrir le sens que les SS donnent à ce mot : nous avons été déportés, non pas à perpétuité, mais " à vie ", dans un camp d’extermination par le travail. Cette expression ne signifie rien d'autre que nous travaillerons " jusqu'à ce que mort s'en suive".

Plus tard, nous apprendrons que nous appartenions à une catégorie spéciale de déportés : ceux dont le retour dans leur pays d'origine n'est ni souhaitable ni envisageable et qui doivent donc être supprimés par le travail forcé. Nous apprendrons aussi que Mauthausen était classé camp d'extermination de catégorie III, c'est-à-dire de ceux où les conditions d'existence et de labeur sont les plus dures et les plus impitoyables, assorties d'une courte espérance de survie. Il est destiné aux détenus politiques, aux criminels de droit commun, aux asociaux, aux homosexuels, tous considérés comme des criminels très dangereux et irrécupérables. De fait, le taux de mortalité à Mauthausen sera estimé à plus de cinquante pour cent des effectifs de détenus qui y furent incarcérés. Pour l'heure, nous ignorons ces lugubres détails.

La nuit est presque écoulée. Il est près de cinq heures du matin, mais nous n’en avons pas fini avec les multiples formalités de la méthodique et vétilleuse organisation allemande. Après seulement, nous pourrons nous reposer. Nous sommes d’abord dirigés vers les sous-sols d’un bâtiment où sont installées les douches. Quel bonheur, quel vrai délice que de sentir l’eau tiède couler, ruisseler sur nos corps épuisés, qui y gagnent une illusion de vigueur ! Nous en profitons aussi pour boire tout notre saoul. Des centaines de bouches grand-ouvertes, desséchées, fiévreuses, happent l’eau bienfaisante, s’en régalent : peu importe qu’elle soit tiède, qu’elle ait un goût de terre : nous la trouvons délectable. Et, malgré le peu d’efficacité du savon qui ne mousse pas, nous nous sentons enfin propres.

Par des couloirs interminables nous gagnons maintenant la salle de coiffure, celle des « friseurs ». Il y règne une agitation démentielle : les ordres hurlés, les coups de gourdins assènés, gouvernent les opérations réalisées à la chaîne par des détenus espagnols habillés de vestes multicolores et maniant avec une dangereuse dextérité de gros rasoirs-couteaux à la lame effilée. Chaque arrivant passe devant le tabouret où est perché le "friseur" qui lui rase la barbe en un tournemain et doit se précipiter sans attendre entre les mains d’un second officiant, perché lui aussi sur un tabouret et qui, non moins prestement, dénude complètement les crânes qui défilent devant lui. Toujours précipitamment, il passe ensuite à un troisième exécutant qui lui rase à la hâte tous les poils corporels superflus, non sans mettre en danger l’intégrité des parties qui lui sont présentées. Puis nos corps nus, lavés, rasés, sont badigeonnés de crésyl, à grands coups d’énormes pinceaux abondamment trempés dans des seaux remplis de ce liquide antiseptique et corrosif, à l’odeur puissante. Notre toilette, je devrais plutôt dire notre récurage, est maintenant achevée.

Nous passons alors dans une autre salle où a lieu la distribution des effets vestimentaires qui constituent l'uniforme du détenu : un caleçon long, une chemise et un pantalon de toile grossière, rayés de blanc et de bleu, une paire de galoches formée d’une épaisse semelle de bois maintenue au pied par une bande de toile. Après quoi, nous sommes répartis par groupes de quatre cents hommes. Et la valse des gourdins toujours actifs règle notre déplacement vers les baraques en bois de la quarantaine, placées à l'écart et séparés des autres bâtiments par des clôtures de barbelés ; nous allons y rester quinze jours à l'isolement. Cette mesure de salubrité est une précaution que les Allemands prennent surtout pour se protéger eux-mêmes et se garantir contre une maladie épidémique toujours possible qui ne les épargnerait pas : leur plus grande terreur étant une épidémie de typhus.