Premières et lugubres impressions



La baraque où nous pénétrons est vaste et entièrement vide, mais son parquet, fraîchement astiqué, est reluisant de cire ; c'est idiot car nous allons saccager ce beau travail. Nous resterons là, debout, serrés comme un troupeau, à essayer de nous tenir chaud, jusqu’à midi, heure à laquelle on vient nous annoncer que nous n’aurons rien à manger, notre arrivée ayant été prévue seulement pour le lendemain. Cependant, vers quatorze heures, apparaissent des hommes porteurs d’énormes marmites, les célèbres « bouteillons », remplies d’un liquide d'odeur plutôt suspecte et clair comme de l’eau. Nous aurons tout de même droit chacun à une gamelle de cette drôle de soupe. L’ennui, c’est qu’il n’y a qu’une gamelle disponible pour quatre cents hommes. Et bien entendu, pas de cuillères.

La distribution commence. Affamé, je me place en hâte dans le mouvement de ceux qui s’avancent. Chaque homme récupère la gamelle des mains de son prédécesseur, la présente au remplissage, doit aussitôt en ingurgiter le contenu et la passer au suivant. Toute maladresse, toute lenteur, sont sanctionnées par un coup de louche sur la tête ou un coup de gourdin. Le liquide est infect, il a un goût et une odeur indéfinissables qui s’apparentent à de la moisissure rance. Comme beaucoup de mes compagnons, je suis incapable de l’avaler et, malgré ma faim, j’y renonce. Bientôt les bouteillons sont vides.

Nous subissons encore, dans la chambrée même, un de ces appels, long et pénible, qui seront une des mille souffrances de notre déportation et deviendront de vrais cauchemars quand les forces commenceront nous manquer. Après quoi, épuisés, ne tenant plus sur nos jambes pour être restés presque vingt-quatre heures debout à courir en tous sens ou immobiles et toujours debout, nous pouvons enfin nous étendre à même le sol, où nous essayons de dormir, en tout cas, de nous reposer. Et bientôt, la plupart d’entre nous sombrent dans un sommeil de plomb.

Nous en sommes tirés brutalement à cinq heures du matin. Abrutis de sommeil, encore écrasés de fatigue, nous devons aussitôt, sous les coups, nous précipiter au-dehors, dans la cour pour le maudit appel qui va s'éterniser. Il fait encore presque nuit. L’air est glacial et nous grelottons de froid, de fatigue, dans nos minces vêtements de toile rayée, les pieds nus dans nos galoches. On demande des volontaires pour une corvée. Je m’avance, non par zèle, mais parce que je vois là une occasion pour faire une petite visite aux lieux environnants. Mal m’en a pris ! Il nous faut porter à deux d’énormes bouteillons remplis d’un liquide froid, de couleur indéfinissable, et les amener jusqu’à notre baraque, en courant, en trébuchant dans nos galoches mal fixées à nos pieds, sous les coups de triques des gardiens. J'avais déjà oublié ma première leçon : ne pas se distinguer. Dans cet univers fantasmagorique, tout semble aller ou plutôt courir, à coups de triques. Et ce liquide fade et froid va constituer notre premier petit déjeuner.

Après quoi, il ne nous reste plus qu’à tourner indéfiniment en rond dans la petite cour du camp, entre les baraques de quarantaine, autour d’un trou profond et nauséabond, creusé en son centre, ce trou faisant office de tinettes. Il continue à faire très froid et d’inquiétantes quintes de toux se font entendre de tous côtés, parmi ces hommes épuisés, dont certains ne sont plus très jeunes. Les plus solides seront ceux qui ont entre vingt cinq et trente cinq ans. Les plus jeunes, dont je fais partie, sont parfois encore fragiles, mais par chance, je jouis d'une robuste constitution. Quant aux plus âgés, à partir de quarante cinq ans et davantage, leur espérance de survie sera faible et pour certains, elle ne dépassera pas quelques jours. Déjà, ils vont disparaître dans l'indifférence et l'apathie générales qui habitent désormais les survivants trop préoccupés de leur propre existence.