Première journée



Bientôt s’impose la nécessité et l'urgence de nous organiser au mieux des impératifs immédiats et pour commencer, tout aussi prosaïque que cela puisse paraître, de nous fabriquer des cuillères. Dans ce monde carcéral, l’ordre des valeurs et l'urgence ne sont pas les mêmes qu’au pays des hommes libres et civilisés. La primauté de notre existence matérielle est implacable : c’est en acceptant ses exigences que beaucoup d'entre nous pourront survivre. Nous arrachons discrètement des bouts de tuyaux en zinc qui longent notre baraque et nous les façonnons tant bien que mal pour leur donner à peu près la forme voulue. C’est un premier résultat : chacun aura bientôt sa cuillère artisanale.

Mais des bruits viennent nous détourner de notre travail. Que se passe-t-il dans la baraque voisine, de l’autre côté des barbelés qui nous isolent du reste du camp ? Des hommes s’agitent là-dedans et tout autour, ils vont et viennent, affairés. Nous parvenons à les observer. Ce sont des détenus occupés à couper en morceaux de grandes caisses en bois et nous les regardons faire en silence. Ces caisses sont sales, et certaines, tachées de sang ; sans doute ont-elles servi à transporter de la viande. Peu à peu la conversation s’engage avec ces détenus. A notre demande, ils ne font pas de difficulté pour nous donner des morceaux de ces caisses qui nous serviront à nous fabriquer d’autres semblants de cuillères.

Mais au juste, à quoi ont-elles ces servi ces grandes caisses ? Cela nous intrigue. Les détenus nous apprennent qu’elles ont été utilisées pour transporter les cadavres des prisonniers décédés dans les différents commandos du camp et dont les corps sont amenés ici, pour être brûlés dans des fours crématoires situés à proximité. J’ai la réponse à la question que je m’étais posée quand j’ai aperçu tout à l’heure, en allant chercher la soupe du matin, un bâtiment flanqué d’une haute cheminée qui dégageait une épaisse fumée grisâtre et une abominable odeur de corne brûlée. C’était donc un four crématoire ! Les détenus employés à cette sinistre besogne nous font comprendre, en riant avec cynisme, que c’est là que nous finirons tous un jour ou l’autre, car, pour les esclaves que nous allons devenir, c'est là seule issue du camp, l'issue finale : partir en fumée. Nous jetons, avec un haut le coeur, les morceaux de bois qu'ils nous avaient donnés.

En attendant qu’il se passe quelque chose, et pour ne pas nous refroidir, nous continuons à tourner en traînant les pieds, autour du trou puant. Midi arrive. C’est l’heure de la soupe, la même que celle de la veille. Nos estomacs refusent encore d’absorber ce répugnant breuvage et pourtant, ils devront vite s'en accommoder : l’instinct de survie sera plus fort que leur dégoût. Nous continuons à tourner en rond. Enfin, vient l’heure d’aller à nouveau nous coucher. Nous réintégrons notre baraque où ont été apportées des paillasses crasseuses posées à même le sol qu’elles recouvrent entièrement pour former comme un immense et unique matelas. Nous allons devoir nous coucher là en « sardines », tête-bêche, car l'espace est insuffisant pour que chacun des quatre cents hommes entassés dans ce lieu puisse s'y installer convenablement. Nous comprenons maintenant pourquoi cette partie du camp réservée à la "quarantaine" est appelée " le camp des sardines."