
Chez les déments
Durant cette nuit, malheur à celui qui voudra aller soulager un besoin dans les toilettes contiguës à la baraque. Pour les atteindre, il devra marcher sur une masse compacte de corps, se faire engueuler, insulter, frapper même. Et quand il reviendra, il ne retrouvera pas sa place. Mais nous sommes assez épuisés pour dormir presque tous d'une seule traite; si bien que cette deuxième nuit se passe à peu près calmement. Nous allons, hélas, en connaître de bien pires.
Une autre journée puis une autre nuit se succèdent, identiques ; mais soudain, au plein cœur de notre sommeil, la porte s’ouvre avec fracas, des vociférations rauques se font entendre. Réveillés en sursaut, nous voyons avec épouvante des chiens bondir vers nous, des SS piétinent nos corps entassés et frappent sur nous à coups de gourdin. Ils sont ivre-morts et hurlent des ordres absurdes : « Raus !Tous dehors ! Plus vite ! Par la fenêtre ! » Ayant arraché avec rage le chambranle, ils nous poussent, ahuris, affolés, vers cette issue étroite. Nous sautons, nous nous affalons à terre, accueillis par d’autres SS qui nous repoussent en nous frappant vers l’entrée du baraquement. Nous accomplissons ce mouvement de tourniquet pour la plus grande joie de ces « Messieurs » complètement saouls, qui rient à gorge déployée et font durer leur plaisir pendant une bonne heure.
Puis, enfin satisfaites, ces brutes quittent les lieux. Chacun d’entre nous va alors s’efforcer de regagner sa place initiale ou se contentera d’une autre, qu’il trouvera au petit bonheur la chance. Quant au sommeil, bien peu le retrouveront. Nous restons silencieux, dans la crainte et l'attente que cela recommence. Et des questions nous trottent dans la tête: « Où avons-nous échoué après un aussi long et terrible voyage ? » « S’agirait-il d’un asile de fous ? » Nous nous prenons à espérer que ce n’est là qu’une étape, que nous sommes ici en transit et que nous allons bientôt être envoyés ailleurs. Car, à n’en pas douter, nous sommes parmi de vrais fous furieux.
Aux aurores, après l’appel interminable et l’insipide « petit déjeuner », plusieurs prisonniers vêtus de leur costume à rayures bleues et blanches arrivent à notre baraque en poussant des charrettes à bras remplies de hardes hétéroclites qui sont versées au sol et que les « Kapos », nos chiens de garde, commencent à distribuer. La folie collective continue. Notre bloc se transforme en un lieu de carnaval grotesque qui fait penser, mais en pire, à quelque « kermesse des fous ». Car nous avons reçu l'ordre d'enfiler ces oripeaux que nous ramassons au hasard. Sans doute est-ce là un passage initiatique, une étape de notre cheminement, par l’humiliation et les brimades, vers une totale déshumanisation, un état d'esclavage total, une soumission absolue à nos « maîtres » qui ont sur nous droit de vie et de mort et assouvissent sur leurs "esclaves " tous leurs caprices, leurs fantasmes, les délires, les vices et la folie meurtrière de leurs cerveaux délabrés.