
Nacht und Nebel
Nous voici maintenant tous accoutrés comme des guignols contraints de participer à un ridicule défilé de Mardi-Gras. On voit dans ce morne rassemblement des détenus affublés de déguisements aussi divers que grotesques, tels un costume de Méphisto ou de Faust, une soutane, un uniforme polonais ou tchèque, une tenue de pompier ou d’officier de l’armée impériale. Ces habits disparates constituent le butin des soldats allemands dans les pays conquis et proviennent des pillages des théâtres, des monastères et autres magasins des armées vaincues. Pour ma part, j’ai récolté une veste verte sans doublure, ayant sans doute appartenu à quelque militaire d’une nation d’Europe centrale, un pantalon rouge, dont les jambes ont été découpées en lanières flottantes, et une casquette russe, une chapka de couleur grenat, matelassée, à œillères, qui, pour le ridicule, complète à souhait l’ensemble de mon uniforme. Cette casquette étant trop étroite, j’ai été obligé de la fendre pour pouvoir l'enfoncer sur ma tête. Dans cet accoutrement, si nous étions au cirque, je pourrais fort bien jouer le rôle d'un clown.
Tous habillés à l’avenant, nous nous demandons quel est le but de cette sinistre mascarade. Nos gardes vont-ils nous demander de danser comme des ours ? Il faut s’attendre à tout de la part de ces malades mentaux. Nous nous contemplons mutuellement. En d’autres circonstances, ce pourrait être risible. Mais que signifient ces deux énormes lettres peintes au dos de chaque veste, ce sigle N.N. ? Le Kapo nous en donne bientôt l’explication : « N.N. cela signifie « Nacht und Nebel » , Nuit et Brouillard . Vous n’êtes pas ici dans un camp de travail ordinaire, ni chez des fous, mais bel et bien dans un enfer dont aucun d'entre vous ne sortira vivant. Ici vous êtes perdus, oubliés de tous, livrés sans défense à vos bourreaux qui peuvent faire de vous ce qu’ils veulent, vous frapper, vous tuer, sans avoir de compte à rendre à personne. Vous avez quitté le monde des humains civilisés et vous disparaîtrez tous dans les ténèbres de la nuit et du brouillard."Nous avons compris que ces déguisements burlesques n'ont pas d'autre but que de nous humilier davantage, de nous avilir, pour mieux nous dépersonnaliser et nous faire entrer dans notre nouvelle condition de bêtes de somme.
Après ce discours sans équivoque, il y a ordre de rassemblement général. Le chef de bloc va en profiter pour nous donner notre première leçon de politesse concentrationnaire. Un Kapo, c'est-à-dire un ancien détenu, généralement de droit commun, promu au rang de surveillant, l’assistera. Règle primordiale et impérative : au camp, tout SS est un demi-dieu, investi de tous les pouvoirs dont, particulièrement, celui de laisser vivre ou de tuer selon son caprice : il doit être reconnu, honoré et redouté comme tel ! On ne doit jamais aborder un SS autrement qu'avec la plus extrème humilité et une attitude servile, tête basse, la casquette à la main, dans un garde-à-vous strictement immobile, ne pas le regarder et surtout, ne pas lui adresser la parole avant d'en avoir reçu l'ordre qui n'est le plus souvent qu'un aboiement.
Il s’ensuit une longue séance éducative sur la meilleure manière d’enlever et de remettre sa casquette : « Mützen ab ! Mützen auf ! » Après quoi, nous avons droit à une autre longue séance relative à la façon de marcher à l’allemande d'un pas cadencé qui se voudrait proche du "pas de l'oie", mais c'est au delà de nos forces et nous nous traînons plutôt que nous marchons. Près de deux heures sont consacrées à ces démonstrations d'ordre et de discipline conduites à la schlague, selon le procédé ordinaire du camp. La schlague est une tige de métal d'environ un mètre, tressée de nerfs de bœuf et gainée de cuir. C'est aussi le nom du supplice infligé avec cet instrument sur un détenu puni, attaché à un chevalet.C’est l'engin préféré des Kapos pour les punitions corporelles, les brimades physiques, pour la satisfaction sadique de frapper sans raison sur le premier innocent se trouvant à leur portée. Les Kapos les plus appréciés de leurs maîtres SS sont ceux qui se montrent capables de frapper à mort, froidement, un de leurs esclaves ; ceux-là n'auront jamais à justifier leur crime et seront, au contraire, félicités pour leur énergie et leur efficacité.