
L'escalier de la mort

Midi. La distribution de soupe arrive. La faim devenant de plus en plus impérieuse, à moins de se laisser mourir d'inanition, ceux qui résistent encore à l’absorption de cette mixture abjecte doivent s’y soumettre à leur tour. J’avale le contenu de ma gamelle d’une traite, sans respirer, pour éviter d’en sentir le goût, d’en respirer l’odeur. Mais à tout cela et à bien d'autres choses encore nous nous habituerons bientôt.
L’appel suit aussitôt sur la grande place du camp, où nous avons rejoint des groupes de nouveaux arrivants. Nous sommes environ mille deux cents hommes à être ainsi réunis. On nous place ensuite en colonne par cinq, et notre interminable formation se met en marche vers la grande porte de sortie du camp, où nous attend une compagnie de SS qui nous encadrent, armés, casqués, bottés, flanqués de chiens.
Nous cheminons maintenant le long d’une falaise abrupte d’où la vue plonge en contre-bas dans une carrière monumentale. Malheureusement, en dépit de l’apprentissage matinal, tous les détenus ne marchent pas du même pas. La colonne finit par se distendre ; faisant l’accordéon, elle s'allonge à n’en plus finir, au grand dam des SS qui n’arrêtent pas de hurler comme des sauvages, de cravacher, de donner des coups de crosses, de nerfs de bœuf, au hasard dans la masse humaine qui piétine maladroitement. Les premiers vont à peu près normalement, mais au milieu, cela s'étire et ceux qui ferment les rangs sont obligés de courir pour rattraper tout le monde, dans un bruit infernal de vociférations, de cris et d’insultes, certains perdant leurs galoches dont les lanières de toile se rompent et finissant par aller nus-pieds. Puis, quand tout est rentré dans l’ordre, l’accordéon recommence à se former…Les SS et en perdraient presque la raison. Leurs hurlements deviennent hystériques et les Kapos aboient à nos trousses comme de véritables chiens.
Nous arrivons enfin devant un impressionnant escalier aux larges marches de granit gris de hauteur inégale et nous en commençons la descente, tout en comptant ces marches qu’il nous faudra remonter : il y en a cent quatre vingt six ; cela correspond environ à la montée d'un immeuble de dix étages. Cent quatre vingt six: : tel est le nombre qu'aucun d'entre nous ne pourra jamais plus oublier .Nous voici arrivés tout en bas, au fond de la carrière. On nous dirige vers un énorme tas constitué de blocs de ce granit gris, dont chacun pèse entre vingt et trente kilos. Chaque homme doit se saisir d’un de ces blocs et le charger sur son épaule gauche, la main et le bras droits devant toujours rester disponibles pour ôter sa casquette devant le « seigneur SS ». Ceci fait, notre colonne se reforme aussitôt et regagne l’escalier. L'enfer peut commencer.
Nous offrons alors un spectacle irréel, tant nous ressemblons à des esclaves d’une autre époque, s’efforçant de gravir, avec leur lourde charge, les marches d’un temple ou d’une pyramide élevée à la gloire d’un despote tyrannique et sanguinaire. Déjà épuisés, affamés, nous devons encore accomplir cet effort surhumain sous les coups de fouet, les hurlements des Kapos, les aboiements et les crocs des chiens, la menace des mitraillettes.