L'escalier de la mort - suite



La montée des 186 marches


Les plus jeunes, les plus robustes, ceux qui sont en bonne santé, peuvent encore tenir, même s’ils sont à la limite de leurs forces. Mais pour les plus âgés et les malades, l’escalade tourne au cauchemar. Avec le poids qu'ils portent, ils ne peuvent plus soutenir le rythme imposé par les Kapos à la montée. Certains, à bout de résistance, s’effondrent sur les marches et lâchent leur fardeau. Ceux qui suivent les écartent du pied et les repoussent sur les côtés pour ne pas leur marcher dessus. Mais aussitôt, des SS furieux se précipitent sur les victimes, s’acharnant par tous les moyens à les remettre debout, à coups de crosse, à coups de schlague, à coups de pied, sur tout le corps.

Parfois un de ces hommes réussit à se relever. Ceux qui restent à terre sont déjà morts ou ne sont plus que des moribonds achevés d’une rafale de mitraillette. Leur cadavre est abandonné là, sur le bord d’ une marche où la corvée viendra plus tard les ramasser pour les mener au crématoire. Mais il faut qu’un autre détenu se charge de leur bloc de granit. Les plus robustes se dévouent. Je pense que l'épreuve de l'escalier que nous devions grimper avec notre lourd fardeau sur l'épaule, et qui nous fut plusieurs fois imposée, était une façon commode pour les SS d'accélérer l'élimination des plus faibles qui n' étaient plus, à leurs yeux, que des bouches inutiles à nourrir.

Les pierres sont ensuite transportées et entreposées dans l’enceinte du camp. Notre colonne se reforme presque aussitôt et retourne à la carrière. Le supplice recommence. A ce deuxième voyage, les pertes deviennent plus nombreuses. Une nouvelle fois, les plus faibles y succombent. Durant cette première demi-journée de travail, la colonne gravira trois fois les cent quatre vingt six marches de son calvaire. Cette corvée de la carrière est réputée comme étant la plus meurtrière du camp et tout homme envoyé en punition dans ce commando n’a aucune chance d’en sortir vivant. Il finira très vite par y mourir, parce que son cœur aura lâché ou parce qu’étant tombé à terre et n’ayant plus la force de se relever, il sera achevé d’une rafale. Il nous faudra tout faire pour éviter d'être puni et envoyé dans ce commando.

Le soir tombe sur ce paysage lugubre, avec son ciel bas, lourd de nuages, où la mort rode inlassablement autour de notre misérable troupeau. Exténués, affamés, nous regagnons notre baraque pour le "repas" du soir. Auparavant, il y aura eu l'inévitable formalité de l'appel sans fin qui est à lui seul une torture. Tous les hommes des blocks de quarantaine y sont rassemblés par rangs de cinq, immobiles, figés dans un garde-à-vous rigide, revêtus de leurs humiliants et stupides costumes de carnaval. Complètement nus, les morts y sont aussi présents, alignés à nos pieds, eux aussi par rangs de cinq, car ils doivent participer à un ultime contrôle.Les Kapos et les SS ont une peur terrible des évasions dont ils pourraient répondre sur leur vie.

La cérémonie, qu’affectionnent nos bourreaux, peut débuter. Un secrétaire compte les « présents », mais il s’embrouille souvent et doit recommencer. « Repos », « Garde-à-vous ! » Le chef de bloc procède à son tour à un nouvel appel. « Repos ! » Nous attendons. Voici qu’un SS s’avance, tout imbu de son importance. Le chef de bloc se précipite à sa rencontre avec empressement, après avoir hurlé un retentissant « Garde-à-vous », suivi d’un « Mütze auf ! »