
Nuit fiévreuse
Les chefs de block font leur rapport journalier à ce représentant des SS, lequel se rend ensuite auprès de ses chefs pour le rapport « général ». Nous devons attendre son retour, toujours figés au garde-à-vous. Il revient enfin. Si tout est en ordre, nous pouvons rompre les rangs. Mais souvent, ce n'est pas le cas et tout recommence du début. Après quoi, des détenus sont désignés pour l'ultime corvée du jour : le transport des morts qui ont été empilés dans de petites charrettes à bras et qu'il faut mener au four crématoire. Arrive enfin le repas du soir : un morceau de pain noir et gluant, agrémenté d’une fine pellicule de margarine synthétique ou d’une cuillère à café de fromage blanc ou d’une sorte de confiture, le tout accompagné d’une louche de « café », qui est un breuvage plutôt incertain. C'est mieux qu'une soupe claire, mais tout de même bien peu après les terribles efforts que nous avons fournis.
La journée est maintenant terminée. Nous allons nous coucher et nous sombrons aussitôt dans un sommeil de bête, où certains rêvent peut-être de leur vie d’hommes libres, encore pas si lointaine, mais qui appartient désormais à un autre univers, situé à des années lumières de ce camp de la mort et de notre condition d’esclaves. Très souvent, malgré notre épuisement, il nous sera impossible de dormir plus d’une heure d’affilée, notre sommeil étant sans cesse interrompu : dans cet entassement de corps enchevêtrés, nous devons nous soucier de conserver notre position, sans essayer de nous retourner, ni de détendre un bras, une jambe. Mais cette immobilité totale est impossible à tenir et nous sommes réguliérement réveillés pas ceux qui s'agitent dans leur sommeil. Dans leur souffrance, les détenus deviennent hargneux et se querellent pour un rien. Il n’est pas rare que l’un d’entre eux, excédé, se saisisse de sa galoche pour assommer un voisin gênant. La nuit est ponctuée de cris, de plaintes, de gémissements, de râles, de supplications désespérées, qui ne touchent plus guère nos cœurs maintenant endurcis.
Car, dans cet univers sans pitié, beaucoup de prisonniers deviendront aussi cruels, durs et insensibles que leurs geôliers, ne connaissant plus qu’une seule règle : survivre, même au détriment des autres. Au petit matin, il faut évacuer les cadavres de ceux qui sont morts dans la nuit et qui ont fini de souffrir en poussant un dernier râle, un dernier cri, un appel sans réponse. Si cela se produit comme on le prétend, et qu'ils aient pu voir défiler leur vie antérieure à cet enfer, elle a dû leur apparaître comme un paradis à jamais perdu. Peut-être, alors, ont-ils accepté leur mort comme une délivrance, et pour ceux qui ont la foi, comme un ultime voyage vers un monde meilleur.
Mais voici que déjà, pointe l’aube grise et froide. Les vivants doivent quitter leurs songes pour se confronter à la désespérante réalité. La journée commence par l’appel que nous apprenons chaque jour davantage à redouter. Nous sommes debout dans le petit jour frisquet et nous grelottons, l’estomac vide, mal reposés, mal réveillés ; nous restons ainsi, parfois pendant des heures, jusqu’à ce que le compte soit exact. Encore une fois, nous nous prenons presque à envier le repos définitif de ceux qui sont morts dans la nuits, qui ont été traînés dehors et qui sont allongés à nos pieds pour leur ultime appel.
Le bouillon clair du petit déjeuner englouti, il faut se remettre en route pour la sinistre et redoutable carrière. Ce lieu de souffrances a déjà sa légende : les anciens du camp, car il y en a tout de même quelques uns, disent qu’elle a été creusée avec la sueur et le sang des détenus Républicains Espagnols qui, durant la guerre civile, s’étaient réfugiés en France où les Allemands les arrêtèrent après l’invasion de notre pays. Tenus pour des communistes irrécupérables, ils avaient été martyrisés dans les camps de déportations, dont ils furent parmi les premiers occupants et où la plupart moururent.