
La chasse aux poux

Il arrive parfois qu’en dehors des heures de travail, nous connaissions des moments de répit. Mais au camp, le temps perdu n’existe pas. Nous occupons ces pauses à une importante opération : celle de l’épouillage officiel et réglementaire. Chacun s’affaire à chercher ses poux avec méthode et application, sous le contrôle éclairé et attentif de « spécialistes » affectés à cette importante tâche. Il ne peut y avoir de ces parasites sur nos têtes rasées de près. Mais les autres parties du corps, qu’ils pourraient avoir investies, sont soigneusement passées en revue.
Et malheur à celui qui, par négligence, recèlerait des poux dans l'intimité de son corps décharné. Il est cravaché d’importance et, selon l’humeur du moment, sa punition peut devenir une réjouissance générale, un spectacle où tout le camp, soit des milliers de détenus, est convié, à l’appel du soir. C'est le supplice de la schlague. Le coupable est allongé sur un chevalet spécialement conçu pour l’entraver et l’empêcher de se débattre. Puis il reçoit sur ses fesses décharnées une volée de coups de schlague brutalement assénée, qui n’est jamais inférieure à vingt cinq et va souvent bien au-delà, entraînant l'évanouissement et parfois la mort du supplicié. Car, il peut s'agir d'une vraie mise à mort décidée à l'avance.
C’est que le pou est censé être l’ennemi numéro un de tout le camp, de ses geôliers comme de ses prisonniers. De nombreuses affiches placardées un peu partout rappellent de façon très imagée, par une tête de mort accompagnée de cette sentence : « Ein Lous, dein Tod ! » ( Un pou, ta mort), le sort qui attend les porteurs de poux. Nous n’avons pas même du savon et le temps matériel nous manquerait de toute façon pour nous nettoyer convenablement ; mais il nous faut malgré tout être propres et sans parasites, le règlement du camp l’exige.
Les nouveaux arrivants comprennent très vite que pour survivre dans cet environnement de privations, de souffrances, de violence et de mort, ils doivent s’organiser sans tarder. Et tout d’abord, dans cette véritable tour de Babel où sont présentes toutes les nations d’Europe, où sont parlées toutes les langues, tous les dialectes, il faut parvenir à se regrouper si possible par nationalités, par pays d’origine. C’est ainsi que, déjà, mes camarades de résistance et moi-même avons réussi à être presque tous affectés dans le même bloc de quarantaine. Et dans cet environnement de tous les dangers, l’entraide devient vite un des éléments essentiels à notre précaire survie.
Mais nous avons beau vouloir rester entre Français, des mélanges s’opèrent inévitablement. Lors d’un appel, je me retrouve à côté d’un Allemand ( il y en a aussi) sympathique, âgé d’une cinquantaine d’années, qui me raconte son histoire. Il a été arrêté il y a trois ans pour cause d’appartenance au parti politique des Chrétiens-Démocrates, plutôt socialisant. Il a réussi à survivre tant bien que mal, par la grande connaissance qu’il a acquise du camp, de ses habitudes, de sa routine, des rouages de son fonctionnement, de la mentalité des SS et de ses geôliers les kapos. Du reste, à ce qu’il dit, pendant les deux premières années les conditions de son internement ne furent pas très pénibles. Mais cela a beaucoup changé depuis, car la peur de la défaite allemande qui se profile sur tous les fronts, rend les SS agressifs et hargneux. Il me met en garde contre les innombrables dangers de cette existence sauvage, où la lutte pour la vie s'impose comme un impératif de tous les instants, la règle essentielle étant de passer inaperçu, de ne jamais attirer l’attention sur soi. Je ferai bien d'autres rencontres tout aussi éphémères car, par principe, je me méfie de ceux qui ne sont pas Français.