
Transport extérieur

La quinzaine de jours qui couvrent le délai de quarantaine s'est écoulée depuis notre arrivée dans le camp-forteresse de Mauthausen. Déjà parmi nous, anciens maquisards du Jura, les rangs se sont éclaircis. Des camarades chers, qui étaient à bout de forces, nous ont quittés, ainsi que d’autres Français avec qui nous nous étions liés d’amitié. Nous les survivants, nous devons reserrer les rangs, rester à tout prix solidaires.
Un soir à l’appel, notre chef de bloc annonce un « transport » ( vers un kommado ), pour le lendemain et donne lecture des mille deux cents numéros qui feront partie du voyage. La totalité de mon block figure parmi ces numéros. On nous distribue de nouvelles tenues rayées bicolores, propres, quasiment neuves et des galoches elles aussi neuves. Une grande partie de la nuit se passe aux douches, puis chez le « friseur », pour un toilettage complet.
Au petit matin, nous quittons le camp infernal avec un nouvel espoir au cœur. Peut-être serons-nous mieux traités désormais. En effet, il semblerait qu’une amélioration intervienne déjà. Nous sommes embarqués dans des wagons de voyageurs et cela me rappelle quelque chose. Nous sommes tout autant surveillés, mais pour cette fois, nos mains ne sont pas menottées, nous sommes propres et, en quelque sorte, bien vêtus. Le paysage qui défile sous nos yeux est agréable à contempler. La voie de chemin de fer longe le Danube qui, contrairement à se légende, n’est pas bleu, mais d'un gris boueux, du moins en cette saison de fonte des neiges.
Nous parvenons à destination après une centaine de kilomètres et regrettons la brièveté de ce voyage confortable et sans contrainte. C’est une gare de moyenne importance où l’appel a aussitôt lieu, sur le quai. Mais voici qu’arrivent, dans de superbes voitures blindées, d’importants personnages : une dizaine d’officiers et de sous-officiers revêtus de grandes capotes vertes au revers noir zébré d’argent, des civils coiffés du chapeau tyrolien typique avec son « blaireau » traditionnel. De larges bandes noires sur les manches des vêtements militaires indiquent l’appartenance de ces nouveaux venus : « Légion Condor », « Hitler Jugend ». Ce sont sans doute des observateurs venus là pour constater notre "belle apparence et notre bonne mine de travailleurs en bonne santé!" de prisonniers modèles, bien traités par le Reich. Au milieu de ce comité d’accueil, parade le chef, hautain, méprisant : un très jeune officier SS, grand, blond, mince, élégant dans son long manteau de cuir noir, le nerf de bœuf à la main, escorté d’un énorme chien policier. Ce doit être le type même de l’aryen tel que le conçoit et l'affectionne son maître, l’abject Hitler.
Après un rapide coup d’œil sur le troupeau de ses nouveaux esclaves, il s’avance vers les accompagnateurs de notre convoi, échange et signe avec eux quelques papiers, puis donne un ordre. Notre longue colonne quitte la gare et traverse une coquette petite ville joliment fleurie, située au bord du Danube, sous l'oeil indifférent et blasé de ses habitants. Puis nous nous engageons dans la campagne vallonnée. Au loin, nous apercevons sur une hauteur un vieux monastère gris, imposant et, paraît-il, très connue. Comme à Mauthausen, la route grimpe dans une colline , mais ici les conditions de notre marche sont bien meilleures. Nous apprendrons plus tard que notre arrivée s'est faite à la gare de Melk, dont nous avons pu voir la célèbre abbaye.