Vers la liberté



La ligne bleue des Vosges


Notre évasion est consommée depuis quelques jours, mais les Allemands doivent encore nous rechercher activement. Aussi, même si nous le voulions, nous ne pouvons plus faire marche arrière. Au contraire, nous devons aller toujours plus de l'avant pour parvenir enfin au pied du mur qui nous sépare de la liberté. Pour cela, il nous faut passer la frontière : cette redoutable et pourtant si belle " ligne bleue des Vosges", symbole de guerres, d'invasions, d'annexion, de reconquête. Dans le train que nous avons réussi à prendre et qui nous a peu à peu éloignés de notre village natal, j'ai eu la pénible impression que nous étions épiés, suivis, traqués. Il est vrai que les trains sont très surveillés, sans cesse contrôlés et les voyageurs soumis à des fouilles répétées. Nous avons pourtant réussi à déjouer tous ces traquenards.

Et nous sommes parvenus sains et saufs en gare de Strasbourg. Là, nous avons pris un autre train pour Sélestat où, sur les quais de la gare, alors que nous étions serrés de près par une patrouille allemande, un cheminot de la SNCF est venu à notre secours ; il a pris de grands risques pour nous faire embarquer à contre-voie dans le train pour Sainte-Marie-aux-Mines. Puis, tout comme il en était sorti, il s'est à nouveau fondu dans la masse de ces êtres anonymes dont on ne sait jamais d'avance s'ils nous veulent du bien ou du mal. Arrivés dans cette nouvelle ville, nous sommes enfin à pied d'oeuvre. La sensation que nous sommes épiés, traqués, va continuer à me poursuivre durant tout notre cheminement désormais pédestre à travers la campagne vallonnée d'où nous pouvons apercevoir, très haute et encore lointaine, la crête qu'il nous faudra franchir dans quelques heures, quand la nuit sera tombée.

Lorsque nous parvenons à proximité de la ligne-frontière, le crépuscule s'est posé sur la nature. Nous sommes arrivés aux abords d'une sorte de baraque en planches, un bistrot de fortune où l'on peut se désaltérer. Après avoir hésité un instant, nous y entrons pour nous laisser tomber, épuisés, chacun sur une chaise. J'observe à la dérobée les visages des quelques hommes présents dans la salle. Je n'y vois rien de suspect et je constate que personne ne semble se préoccuper de nous. Je n'ai pas prêté grande attention à cet homme âgé, à barbe blanche, assis seul dans un coin, qui lui, de son côté, nous observe discrètement sans que nous le sachions. Nous nous détendons pour récupérer des forces avant la rude escalade qui nous attend quand la nuit sera tout à fait tombée.

Soudain, la porte s'ouvre à la volée. Bien armés, harnachés, arrogants, agressifs, les garde-frontières font irruption dans la cabane. Ils commencent aussitôt à vérifier l’identité des clients qui, à tour de rôle, doivent présenter leurs papiers d'identité. Mon cœur se serre et la crainte m'envahit. Nous sommes des transfuges dépourvus du précieux laisser-passer allemand qui nous permettrait de circuler librement. Allons-nous être rattrapés, arrêtés, si près de but ? Je feins de chercher dans mon portefeuille. Dans son coin, le vieil homme s'est levé, il s'approche de notre table et s'assied auprès de nous en nous jetant un regard complice et rassurant.

Puis la patrouille vient à notre table : " Papiers !" Alors le vieil homme adresse un salut amical et tranquille aux soldats qu'il semble bien connaître. Nous apprendrons plus tard que, berger dans la montagne, il les a souvent rencontrés et leur a vendu quelques bêtes de son troupeau. Je ne sais trop comment, il parvient à les convaincre qu'il n'est pas nécessaire de vérifier nos identités, qu'il se porte garant de nous comme étant de jeunes amis de longue date. Les soldats hésitent un instant, puis, mis semble-t-il en confiance, ils n'insistent pas davantage. Nous avons dû leur paraître assez jeunes pour ne pas éveiller trop fortement leur suspicion. Le contrôle est fini. Ils quittent les lieux. Je me détends peu à peu en remerciant cet homme âgé qui, sans rien nous demander, nous donne de précieuses indications sur le chemin qu'il nous faudra emprunter. En nous voyant entrer, l'air traqué, il avait tout compris d'un seul regard et avait résolu de nous aider. Peut-être appartenait-il à l'un de ces réseau de passeurs clandestins toujours en éveil et prêts à se rendre utiles aux transfuges. En tout cas, je me demande si nous aurons toujours autant de chance.

Il est vingt trois heures. Il fait nuit noire : nuit sans lune, sous un ciel d'encre, propice à notre entreprise. Nous marchons d'un pas assuré, sans faire de bruit. Soudain je m'arrête, l'oreille aux aguets, les nerfs tendus. Un bruit bien connu de lourdes bottes martelant le sol se précise. C'est la patrouille nocturne qui arpente la frontière. Terrés dans l'obscurité, nous retenons notre souffle. Les soldats approchent. Nous pouvons entendre très distinctement les paroles que les Allemands échangent dans leur langue gutturale que nous comprenons parfaitement. Par moment, le faisceau des lampes-torches balaie la nuit où nous nous sommes fondus dans une cachette de fortune. J'avale avec peine ma salive et mon cœur bat comme un tambour. J'ai l'impression qu'ils vont l'entendre. Ne pas être pris ! S'ils nous débusquent, ils tireront peut-être. Nous devons garder tout notre sang-froid, ne pas paniquer, rester immobile et figés, comme deux statues de pierre.

Les pas se rapprochent. Les hommes de la patrouille sont tout près de nous maintenant, à nous toucher, sans que nous parvenions à deviner leur nombre exact : quatre ou cinq . Ils continuent à bavarder de choses et d'autres, tout en sondant l'obscurité avec leurs lampes. Pour eux, c'est la routine. Pour nous, tapis à leurs pieds dans un épais fourré en contre-bas du chemin, c'est un sacré moment à passer. J'en ai les jambes molles. Mais ils finissent par s'éloigner, se perdant peu à peu au coeur de la nuit où leurs voix s'estompent dans le lointain. Nous sommes sauvé. Au moins pour cette fois. Emplis d'une force calme et triomphante, nous sortons sans bruit de notre cachette et à vive allure, nous nous enfonçons dans les ténèbres, vers la terre promise.