
Vers la liberté-suite.

Nous n'avons plus, désormais, qu'une idée en tête, une obsession : réussir notre entreprise. Pour ma part, je ne réfléchis plus à rien, ni à mes parents que j'ai laissés dans l'angoisse et le danger, ni à cette Alsace que j'abandonne livrée à ses bourreaux. Je cours vers l'autre patrie, la grande, celle que je saurai défendre, fût-ce à mains nues. J'ai l'impression de voler plus que de marcher. Je ne sens plus les pierres du chemin, ni ses trous, ni ses bosses. Je glisse sur des plaques de mousse givrée ; je tombe ; je me relève. Je cours maintenant, hors d'haleine. Un torrent nous barre le passage. Je ne sais pas nager, l'eau est glacée, mais elle semble peu profonde. Je m'y précipite sans hésiter. Mon camarade aussi. L'eau atteint mon buste. Le courant est rapide. Il pourrait nous emporter. Nous résistons. Nous devons passer. nous passons ; et nous en ressortons trempés, grelottants ; qu'importe ! Nous reprenons notre course folle. Enfin, nous croyant parvenu tout près de la frontière, nous nous arrêtons pour souffler un peu et reposer nos cœurs emballés par tant d'efforts.
Je me suis laissé tomber au pied d'un grand sapin noir et pour faire le point, je consulte ma précieuse boussole à la lueur d'une allumette cachée au creux de ma main. Nous avançons toujours dans la bonne direction. Mais je me méfie du parcours sinueux de la frontière qui peut nous réserver des surprises. Il est une heure du matin. Nous repartons d'un pas vif, mais nous ne courons plus. Nous marchons vite, sans ressentir aucune fatigue : le vent de la liberté nous a donné des ailes. Nous voici bientôt non-loin du poste frontière de Chaume-du-Lusse. C'est là que nous passerons. Mais pour être certains de ne pas rencontrer une patrouille, il nous faut attendre, l'oreille aux aguets, deux heures du matin et la relève des sentinelles, montantes et descendantes, qui font leur jonction à ce poste-frontière. C'est un de ces précieux renseignements que nous a livré le viel homme de la cabane. Nous entendons bientôt les patrouilles se rejoindre, se passer les consignes, discuter quelques instants, rire gaiement. Leur attention s'est relâchée. La voie est libre. C'est le moment propice : d'un bond, nous franchissons le passage. Et nous nous enfonçons dans le bois de Lusse.
La grande forêt vosgienne, imposante, obscure et silencieuse comme une cathédrale, s'est refermée sur nous pour devenir notre complice et nous offrir sa protection. Nous sommes ses hôtes nocturnes, parmi des centaines d'autres dont nous devinons la présence silencieuse, dont nous apercevons parfois les yeux luisant dans les ténèbres, dont nous entendons les bruits légers et furtifs, mais dont nous ne verrons aucun. Nous marchons toujours sans lassitude. Et la nuit s'écoule. Bientôt les premières lueurs de l'aube commencent à révéler un ciel bas et gris que nous entrevoyons par-dessus la voûte sombre des arbres dont la cime s'incline sous un léger vent froid. Les clairières deviennent plus nombreuses, mieux dégagées. Peu à peu, la lumière du jour vient éclaircir le ciel. Il est six heures du matin, en ce mardi 3 juin 1941. Nous continuons notre marche.
Et nous arrivons près d' une cabane forestière. Refuge ou traquenard ? Je m'en approche avec prudence. Je m'arrête et j'observe, d'assez loin, caché derrière un arbre. Tout est calme et silencieux. Rien ne bouge. Mon camarade surveille nos arrières, car telle est notre tactique. Je me rapproche et par une fenêtre sans rideaux, je jette un coup d'œil à l'intérieur de la maisonnette . Il n'y a personne. Rassuré, je pousse la porte qui n'est pas verrouillée et j'entre. La cabane ne contient que quelques meubles rustiques, sans doute destinés aux gardes-chasse. J'inspecte les lieux sans y découvrir la trace récente d'une présence humaine, hormis un banal calendrier des Postes de l'année, accroché au mur. Banal ? Pas tant que cela pour moi. Car je peux y voir le portrait familier du vieux maréchal qui, à nos yeux, incarne toujours la patrie confrontée à l'ennemi. Comment pourrions-nous imaginer qu'il l'a déjà trahie?
Enfin, c'est une certitude, nous sommes en France ! Bonheur et délivrance. Nous avons atteint notre premier but qui n'était pas le plus simple. Le cœur plus léger maintenant, délivrés de nos appréhensions les plus fortes, nous pouvons nous restaurer et nous reposer en toute quiétude. Puis, nous nous remettons en chemin. Insensiblement, nous avons quitté la montagne, descendu son versant ; et nous avançons désormais dans la plaine, en évitant toutefois la grand-route que nous longeons à bonne distance. Sait-on jamais ? Et nous parvenons enfin aux abords d'un modeste village, un village qui porte un nom français ; j'en relis lentement chaque lettre, tant elles sont douces à mon cœur.
Après une halte d'une petite heure dans la cabane forestière , nous repartons pour nous rendre à Saint-Dié, notre prochaine étape. Là, je dois remettre à une personne désignée des documents que m'a confiés le Lieutenant Laeuffer et que je tiens cachés sous mes vêtements. Dans ces papiers se trouvent aussi le plan et les itinéraires que nous devons suivre , les lieux où nous devons aller et les directions que nous devons prendre pour ne pas nous perdre en route. C'est pourquoi ma boussole, seul instrument pour nous orienter de nuit, en pleine nature, me sera encore d'une aide si précieuse.