Nous arrivons enfin en vue d’une grande caserne. Les locaux réservés aux détenus sont formés de deux immenses garages contigus où nous aménageons sans perdre une minute. Installés au deuxième niveau, des cadres de bois à trois étages, remplis de copeaux, nous serviront de lit. Chaque étage d’un cadre n'offre qu'une place qui sera occupé par deux détenus. Chacun devra dormir sur le côté, en s'efforçant toute la nuit de ne pas se retourner, ce qui est un vrai supplice. Le rez-de-chaussée du garage servira de réfectoire, de cuisine et de réserve. Des sentinelles sont postées tout autour des bâtiment pendant qu’on les encercle à la hâte avec des réseaux de barbelés et des miradors. Il semblerait que nous inaugurions les lieux. Ces travaux d’aménagement se poursuivent encore quelques jours, puis, un matin, un groupe important d'entre nous est envoyé à l’extérieur du camp enfin protégé de toute intrusion et de toute évasion.
Nous allons devoir installer une usine souterraine aménagée dans le roc et pour cela, il faut d’abord s’attaquer à la paroi de la montagne où sera creusée une profonde galerie. Ce travail de bagnards est extrêmement pénible, harassant, et la nourriture tout à fait insuffisante, en même temps que répugnante. Affecté à ce travail, j’ai remarqué qu’à chaque appel, les hommes placés en fin de groupe ne sont pas envoyés en commando extérieur, mais forment une sorte de réserve. Je m’arrange pour faire partie le plus souvent possible de cette réserve et parvenant à me faufiler dans le garage-dortoir, je me cache sous une paillasse où je peux récupérer un peu de ma fatigue.
Mais je ne suis pas le seul à avoir eu cette idée, d’autres que moi en profitent. Si bien qu’après quelques jours, notre manège est repéré par les kapos et un matin, terrorisé, j’entends les bottes des SS qui martèlent le sol du dortoir. Ils ne me trouveront pas, mais quelques malheureux sont découverts et frappés à mort, sur place. D’autres, qui pensent y être plus à l’abri des intrusions, se cachent dans les lieux d’aisance et y passent des heures dans une atmosphère plus que nauséabonde ; qu’importe ! Là au moins, ils échappent au travail qui tue . Mais bientôt il ne sera plus possible de se dissimuler où que ce soit : la surveillance des détenus est devenue bien trop stricte.
Nos forces diminuant chaque jour davantage, il faut à tout prix les ménager. D’autant qu’à ces travaux forcés s’ajoutent des conditions atmosphériques épouvantables : c'est à croire qu’il ne va jamais s’arrêter de pleuvoir et cette pluie froide qui traverse nos légers vêtements, nous trempe et nous glace jusqu’aux os. Nos tenues rayées ne parviennent plus à sécher et nous grelottons jour et nuit, réfrigérés, dans des habits toujours mouillés. Nos galoches neuves ont rendu l’âme depuis longtemps et nous marchons les pieds nus ou enveloppés de vieux chiffons ou de cartons. Malgré une interdiction formelle, nous sommes parvenus à subtiliser des sacs de ciment vides dans lesquels nous pratiquons des trous pour la tête et les bras. Ils nous servent ainsi de camisoles protectrices renouvelables contre le froid et l’humidité. Nombreux sont ceux qui purent sauver leur vie ou gagner du temps sur la mort grâce à ce stratagème. Mais malheur à celui qui était pris ! Accusé de sabotage, il risquait sa vie ou à tout le moins, une sauvage correction. En tout cas, ils sont loin maintenant les fringants détenus qui avaient voyagé dans des wagons confortables, les corps bien lavés, habillés, chaussés de neuf et à peu près reposés. Nous ressemblons désormais, en pire, à de véritables forçats, sales, maigres, dépenaillés et épuisés. Mais nul ne s'en soucie puisque nous sommes destinés à l'extermination par le travail.