Melk 1. Survivre





Les appels du soir où nous nous présentons harassés, deviennent prétexte à des scènes cruelles qui divertissent beaucoup nos tortionnaires. Des prisonniers coupables d’une faute souvent minime, sont exposés sur le chevalet et le nerf de bœuf frappe à tour de bras leurs fesses décharnées. Parfois, si le commandant s’en mêle, les punis sont contraints de passer la nuit entière debout tout près des barbelés électrifiés. Souvent, à bout de forces, las de vivre, il arrive que certains se jettent volontairement sur cette clôture où une puissante décharge électrique met fin leur existence de damnés. Quand je fus libéré, j’ai lu un jour que les quelque cinq cent mille soldats de la SS étaient, dans leur grande majorité, des hommes comme les autres. Je m’inscris en faux contre cette affirmation. Il y avait chez ces gens-là trop de goût pour la violence, la torture et le meurtre gratuit. Je n’en ai jamais vu aucun protester ou détourner son regard face au comportement ignoble ou criminel de l'un des siens. Non ! Je les ai tous vu rire et se divertir au spectacle de la souffrance humaine, des exactions barbares, des assassinats.

C'est ici que je veux placer, non sans avoir hésité, un souvenir particulièrement cruel, mais représentatif de l'horreur quotidienne où nous sommes plongés. Il faut pouvoir exprimer l'indicible et ce n'est pas simple. Mais je le dois à la mémoire d'un de nos camarades, un grand résistant, un homme juste, bon et d'une grande dignité qu'il conserva jusqu'au bout, même si je souffre à cette évocation et que d'autres que moi risquent d'en souffrir aussi, malgré le temps écoulé depuis cette époque où la barbarie triomphait.

Je l'ai dit, entre Français, la solidarité est de règle. Les plus forts aident les plus faibles, jusqu'au moment où à leur tour, et cela arrive fatalement, les forts deviennent faibles. Un de nos camarades de déportation se trouve au sein de notre groupe depuis que nous avons quitté Compiègne. La Gestapo l'a lui aussi arrêté et torturé pour fait de résistance. Il a quarante cinq ans et malgré cet âge, déjà limite pour un homme déporté dans un camp de travail forcé, il a réussi jusqu'à maintenant à tenir le coup. Mais à Mauthausen, après les terribles séances de la montée des marches, ses forces ont commencé à décliner. Quand nous arrivons à Melk, il est exténué et nous voyons bien qu'il ne pourra plus tenir encore longtemps. Nous allons l'aider autant que nous le pouvons. Avant tout, il faut lui éviter le Revier et pour cela, qu'il ne se déclare pas malade et qu'il assiste chaque jour aux différents appels. Mais il est bientôt si épuisé qu'il peut à peine se lever et devient incapable de marcher. Avec mon camarade Michel Hacq, nous sommes obligés de le porter plusieurs jours de suite jusqu'à la place d'appel où nous le soutenons pour qu'il se maintienne debout. Ensuite nous l'aidons à marcher jusqu'au camion, puis jusqu'aux galeries, où nous nous efforçons de lui trouver une cachette sûre, car il n'est plus capable de travailler. Nous essayons à tout prix de reculer l'échéance fatale .

Mais un matin, nous sommes à notre tour si épuisés que nous ne parvenons plus à l'aider. Nous réussissons à le lever, mais nos forces nous trahissent et nous devons le laisser glisser, puis l'étendre au sol. Il faut, du reste, se rendre à l'évidence : notre ami est mourant, rendu à sa dernière extrémité, déjà inconscient ; nous devons nous résoudre à appeler un garde pour qu'on le fasse transférer à l'infirmerie où, peut-être, si on consent à le soigner plutôt qu'à l'achever, il pourrait encore survivre. Mais nous sommes sans illusion : il est trop tard. Quand le garde arrive, notre camarade a expiré dans un dernier souffle et nous ne pouvons que le regarder une dernière fois, avec sa bouche ouverte comme pour un dernier cri, son corps décharné d'homme encore jeune et qui fut robuste. Il a cessé de souffrir. Mais ce n'est pas encore fini. Par chance, si je puis dire, il est mort et ne saura rien du moment horrible qui suit : les kapos se jettent sur lui et lui donnent des coups de pied au visage pour faire sauter ses dents en or. Car c'est ainsi que ces brutes procèdent pour récupérer le précieux métal. Il sera laissé là jusqu'à ce que la corvée vienne ramasser les morts de la nuit pour les conduire au crématoire du camp principal de Mauthausen où les prisonniers décédés dans les commandos extérieurs sont répertoriés avant d'être brûlés. J'ajoute ici que mon camarade Hack, ex-commissaire de Police, réussira à survivre à sa déportation et qu'il fera une carrière de haut fonctionnaire au Ministère de l'Intérieur.

Dans cet enfer, il n'y a pas plus de respect pour les morts que pour les vivants. Notre camarade fut jusqu'au bout digne, courageux, stoïque et finalement, résigné. Et je lui rends cet hommage. Il laissait derrière lui une femme et des enfants. Il se nommait François Sauvage de Brantes. Il était le père de la future épouse de Monsieur Giscard d'Estaing, qui fut Président de la République française.

Les autres, ce qui en ont encore la force, doivent continuer à vivre c'est à dire à souffrir. Nos tenues partent en lambeaux et il nous faut recourir à toutes sortes de trouvailles plus ou moins ingénieuses pour les faire tenir encore sur nos corps décharnés : bouts de ficelle, épingles fabriquées avec du fil de fer, bouts de bois taillés et autres crochets de fortune. Ainsi dépenaillés, loqueteux, il faut pourtant nous faire raser le visage deux fois par semaine, et passer une fois par semaine à la tonsure médiane du crâne. Pour cela, après une journée démente de douze heures de travail et parfois quatorze, à l’usine souterraine, à l’issue d’ un appel qui souvent s’est éternisé, nous devons encore faire la queue pendant des heures, dans l’attente incertaine d’une séance chez le « friseur». A défaut de quoi, nous devrons recommencer le lendemain à attendre notre tour de tonte pendant encore des heures.

A cette cadence, les pertes humaines deviennent effrayantes, sans pour autant inquiéter nos bourreaux. Face à cette situation, chaque groupe de détenus de même nationalité montre un front uni, les hommes d'un même pays se solidarisent pour mieux se protéger. Les Français ne sont pas les derniers à appliquer cette règle. Nous avons la chance que certains d'entre nous occupent des postes clé au secrétariat du camp. Ils s’efforcent de nous éviter les travaux les plus durs, ceux où on risque l'épuisement rapide et la mort. Mais ils ne peuvent pas tout et c’est à chacun de faire preuve d’astuce, de débrouillardise, pour se soustraire aux corvées épuisantes, trouver un moment pour se reposer, pour dormir sans se faire surprendre, découvrir un supplément de nourriture et gagner ainsi un jour de plus sur la mort qui rôde. Il faut croire que l'humain a l'instinct de survie chevillé au corps , car ces êtres squelettiques ne savent plus très bien pourquoi ils s'acharnent ainsi à vivre, tant l'espoir d'une délivrance finale leur semble lointaine, improbable, utopique et tant ils voient autour d'eux, chaque jour, des dizaines de leurs semblables, parvenus au même degré de déchéance physique, tomber pour ne plus se relever ; si bien que leur tour ne peut que venir, inéluctablement.

Il n'empêche que l’obsession de chacun, de la mienne aussi, est de survivre, au quotidien, heure par heure, de durer, par tous les moyens. Faisant preuve d’audace, je réussis à me faire passer pour un spécialiste dans différents corps de métiers. Je travaille ainsi tour à tour comme maçon et charpentier. Et promu chef d’équipe, je peux choisir mes hommes à qui je conseille de travailler sans hâte, de se reposer si possible, chacun son tour, en se dissimulant dans un coin des galeries, tandis que les autres font le guet. Cela fonctionnera assez bien, pendant un temps trop court.