Melk 2. Rapines





La construction de l’usine avance rapidement. De nombreuses galeries souterraines ont été maintenant creusées profondément dans la montagne. Elles sont parcourues par des tapis roulants et des rails où se déplacent des wagonnets qui transportent de la terre et des cailloux . On peut voir, dans ces galeries, des hommes particulièrement affairés, portant des planches à étayer sur l’épaule et qui, sitôt le Kapo perdu de vue, déposent leur fardeau dans un coin sombre et s’y tapissent pour dormir un moment, dix minutes, un quart d'heure, tandis que l'un d'entre eux fait le guet à tour de rôle. Ce sont des hommes de mon équipe qui, en fait, transportent, souvent une bonne partie de la journée, la même planche, sous l’œil approbateur des surveillants qui les trouvent très actifs. Mais à d’autres moments, la surveillance devient tatillonne, les kapos pressentent que quelque chose va de travers, même s'ils ne savent pas exactement de quoi il retourne ; les conditions de notre petit jeu deviennent risquées et notre tranquille besogne se transforme alors en corvée très pénible, dangereuse même, car pour étayer, nous devons nous enfoncer dans les profondeurs des galeries où la roche très friable céde parfois ; alors, des gros pans de souterrains s’effondrent sous l’action des marteaux-piqueurs, ensevelissant des groupes entiers de travailleurs.

Il importe aussi d’améliorer autant que possible l’ordinaire du camp, à la fois infect et insuffisant. Les commandos de nuit se prêtent bien à ce genre d’activité. Avec un camarade yougoslave, nous avons organisé une récolte de betteraves sucrières dans un champ situé à l’intérieur du camp. Cette entreprise est extrêmement dangereuse : il faut nous glisser dans un coin d’ombre, un angle mort à proximité d’un mirador, d’où les sentinelles ne peuvent pas nous repérer. Mais le moindre faux-pas, le moindre bruit, risquent d’éveiller leur attention, car de peur d’être agressés par des évadés, les gardes sont toujours sur le qui-vive et n'hésiteraient pas un instant à tirer, même au hasard, dans notre direction. Il faut croire que la chance sourit aux audacieux, car nous retournons chaque fois aux galeries les bras chargés des précieuses betteraves que nous partageons avec les autres membres de l’équipe.

Oui, on dit que la chance sourit aux audacieux. Mais elle peut très vite se retourner contre eux. Une nuit où je suis au travail en compagnie des trois camarades restants de mon équipe, les autres étant allés dans le champ de betteraves faire leur récolte nocturne, survient soudain une inspection conduite par un SS particulièrement cruel et redouté. Il s’étonne aussitôt de voir une équipe composée d’un effectif aussi réduit de travailleurs et se doute de quelque chose. Atterré, je suis interrogé sans ménagement, et pris de court, je m’embrouille dans l'explication peu convaincante de plusieurs camarades pris en même temps de besoins naturels à satisfaire. Le SS et les surveillants se postent aux aguets et attendent. Voici bientôt nos camarades qui reviennent porteurs des betteraves tant convoitées. Elles leur sont arrachées avec brutalité et remplacées par une avalanche de coups de nerfs de bœuf assénés avec tant de force qu'ils jettent nos compagnons à terre, aux trois quarts assommés.