Pour moi, responsable du groupe de travail et pour mon second, le Yougoslave, l'affaire ne va pas s'arrêter là. Nous sommes conduits à la baraque de l'administration pour y être interrogés et nous avouons nos larcins. Le dangereux SS que nous redoutons tant, nous pousse alors au-dehors et nous entraîne à l'écart. Le pire est à craindre et nous aurons une sacrée chance si nous ne sommes pas aussitôt abattus par cette brute. Le SS empoigne une pelle et nous tape dessus à coups redoublés, car, comme beaucoup de ses semblables, il aime surtout frapper ses victimes, parfois jusqu'à les tuer : leur tirer une balle dans la tête lui ôterait beaucoup de son plaisir. Puis il nous abandonne sur place, sanglants, assommés. Inquiets de notre sort, nos camarades finiront par nous retrouver. Ils nous remettent sur pied tant bien que mal et nous ramènent au camp, encore à moitié inconscients... mais à temps pour l'appel où ne pas se présenter équivaut à se condamner à mort.
.Au camp de Melk, les Russes étaient très nombreux. Il s'agissait, pour la plupart, de militaires capturés par la Wehrmacht durant les impitoyables combats du front de l'est. Tenus pour de dangereux propagateurs du "péril rouge" et des sous-hommes, ils étaient expédiés dans les camps d'extermination et affreusement maltraités, les accords internationaux sur les prisonniers de guerre ne leur étant jamais appliqués. Une nuit, alors que je travaillais dans une galerie, j'entends une galopade effrénée, des cris, des vociférations et je vois arriver, fonçant sur nous, une sorte de géant de type mongol, poursuivi par une meute de SS et de Kapos hurlant :
"Arrêtez-le !" Prenant nos jambes à notre cou, les hommes de mon équipe et moi-même, nous nous précipitons à la suite du Mongol, non pas pour l'arrêter, mais pour fuir à notre tour devant les SS déchaînés, fous furieux ,qui pourraient aussi bien nous assommer au passage. Qu'a bien pu faire ce malheureux ? En tout cas il est certain que les SS et les Kapos vont le massacrer.
Nous connaissons parfaitement tous les méandres, les moindres cachettes des galeries et tout en distançant nos poursuivants, nous parvenons à rattrapper le Russe qui, croyant que nous allons l'arrêter, implore notre pitié. Nous lui faisons vite comprendre que nous sommes là pour l'aider. Et nous l'encourageons à fuir encore plus loin pour aller se cacher dans un endroit sûr que nous nous efforçons de lui indiquer par des gestes précis. Mais ce n'est pas simple. Par chance, le Russe connaît lui aussi très bien les galeries. Il échappera à ses poursuivants.
A quelques jours de là, je vois arriver dans notre bloc un détenu russe qui me remercie chaleureusement, en tant que chef d'équipe, pour l'aide apportée à son compatriote et m'assure de la réciproque, en cas de besoin. Persécutés, les Russes sont parfaitement organisés, solidaires et très reconnaissants quand des détenus d'autres nationalités leur viennent en aide ou leur manifestent de la sympathie. Je sais que désormais, à leur tour, s'il le faut, ils nous viendront en aide. C'est une pensée réconfortante dans cet univers inhumain, où chacun se replie sur soi pour ne plus s'occuper que de sa propre survie .