Melk 4. Brimades





Le camp s’agrandit chaque jour davantage. D’autres baraques sont construites car on attend l’arrivée d’un important contingent de nouveaux détenus. Chaque semaine voit la venue d’environ quatre cents prisonniers de toutes les nationalités. Cet apport compense à peine les pertes humaines subies dans le camp par suite de la dureté des travaux, de la malnutrition et de la maltraitance, qui entraînent l’épuisement, la maladie et la mort. Les punitions, les « jeux », tout ici est prétexte à des assassinats. Dans cette jungle où les monstres pullulent, nous devons être sans cesse sur nos gardes.

Si un SS se présente au loin, il faut éviter de se trouver sur son chemin, car il peut abattre un détenu selon son bon plaisir. Comme il faut éviter de s’attirer la malveillance des Kapos qui sont les zélés serviteurs de cette engeance exécrée des SS, et qui pour complaire à leurs maîtres, ne mesurent ni leur brutalité, ni leur férocité. Les Kapos sont en général des détenus de droit commun, criminels en tous genres, assassins, voleurs, pervers, homosexuels, qui ont eux aussi droit de vie et de morts sur les détenus. Le chef de camp lui-même, en dépit de son élégance vestimentaire ( il est le plus souvent vêtu de blanc), est une brute abjecte. Il lui arrive souvent, dans la nuit de jouer à un jeu malsain qu’il affectionne particulièrement : il surgit dans une automobile remplis de SS soûls comme lui, klaxonne à la porte du garage-dortoir, qui doit immédiatement être ouverte et s’amuse à circuler à toute allure sur les rampes du garage, cravachant au passage les hommes couchés à sa portée. Ainsi nous est refusé même le repos de nuit qui nous est si précieux, indispensable, tant nous sommes épuisés par nos douze heures et plus de travail presque ininterrompu.

Une variante est parfois introduite dans ce petit jeu : l’automobile surgit au moment de la soupe et fonce sur les bouteillons qu’elle renverse…Ce soir, on ne mangera pas. D’autres fois, le délire de ce fou le conduit à faire pratiquer un appel dehors, en pleine nuit ; et nous resterons des heures debout, nus dans la froideur de l'air nocturne, attendant que le bon plaisir de cette brute sinistre soit enfin assouvi. Que des "esclaves" à bout de forces en meurent, c' est le dernier de ses soucis ; il a sur eux droit de vie et de mort et n'a de comptes à rendre à personne.

Un dimanche sur deux, ceux qui travaillent à l’usine souterraine sont de repos. Pour meubler ce temps libre, les Kapos s’ingénient à inventer de nouvelles brimades. Comme au camp principal de Mauthausen, ce sont la pratique vétilleuse de l’épouillage ou des contrôles poussés de propreté corporelle. Au cours de ces « distractions », les bourreaux saisissent le moindre prétexte pour nous frapper à qui mieux mieux. Il leur est facile de décréter que nous sommes encore sales. Autre jeu favori de nos bourreaux : la grande place d’appel étant couverte de scories noirâtres, nous sommes contraints d’aller nous laver aux lavabos, puis de revenir nous présenter aux Kapos et aux SS en traversant cette place. Ils nous demandent alors de montrer la plante de nos pieds qui, bien évidemment, est toute noire. Ce dont nous sommes punis à coups de nerfs de bœuf. Après quoi nous devons retraverser la place pour aller à nouveau nous laver les pieds. Et ainsi de suite. Cet « amusement » peut se prolonger aussi longtemps que les brutes y trouvent matière à se distraire et à en rire, sans qu'une protestation n'ose s'élever dans nos rangs. Il nous faut endurer pour durer. Il y a bien longtemps que résignation, silence et patience sont devenus notre devise.