Melk 5. Julius Ludolf





Un matin, nous allons être les témoins obligés d'un événement qui, pour nos geôliers, semble être d'une importance capitale, mais qui, pour nous, ne présente, à priori, guère d' intérêt. Alors qu’avec mon équipe, nous travaillons à l’usine souterraine, notre activité est soudain interrompue par des coups de sifflet répétés. Les Kapos s’affairent à rassembler la totalité des détenus qui sont au travail. « Antreten ! » (Rassemblement) L’ordre retentit dans chaque galerie. Nous sortons pour aller nous regrouper sur le terre-plein aménagé devant l’entrée des souterrains. Que se passe-t-il ? Que signifie ce rassemblement général, ce garde-à-vous rigide, cet alignement impeccable, qu’on exige de nous, la casquette à la main ?

Des voitures arrivent. Une cohorte de SS en descend. Ils entourent respectueusement un homme d’une cinquantaine d’années, au visage rougeaud, bouffi sans doute par l’alcool. C’est notre nouveau chef de camp. Il se présente en proférant aussitôt avec véhémence une suite insensée d’imprécations, de malédictions, de menaces contre le troupeau de bons à rien, d’esclaves que nous sommes et qu’il saura mettre au pas... Qu'il matera. Chacune de ses phrases se termine par le même refrain : « ...je vous pendrai, je vous abattrai comme des chiens ! » Cette première prise de contact a de quoi nous refroidir, car de toute évidence, nous allons être dirigés par une sorte de fou furieux. En tout cas, avec lui, on sait au moins à quoi s’en tenir.

Désormais, Ludolf (c’est son nom), est présent à chaque appel, escorté de son inséparable mouton blanc, pitoyable symbole de douceur et d’innocence dans cet univers de cruauté et de folie criminelle, mais aussi incarnation du dérèglement psychique de son maître. Ce ne sont plus les chiens de l’ancien commandant qui sont lâchés dans nos rangs pour vérifier l'alignement des détenus. Ils sont remplacés par le gros pistolet que Ludolf agite dangereusement devant nous. Il prouvera ce qu’il a dit, n’hésitant pas à s’en servir pour abattre quelquefois, comme pour s'amuser, un malheureux qui lui aura tout simplement déplu ou à qui il reproche une pécadille. Les appels se prolongent, deviennent de véritables spectacles où la mégalomanie de Ludolf s’exhibe et se défoule. Il se fait attendre longuement, puis il arrive, pétri d'orgueil, imbu de lui-même et de l' importance que lui confère son rang de chef de camp, toujours accompagné de ses courtisans et du décorum qu'exige cette illustre fonction.

Entouré de ses SS, il se place face aux détenus strictement alignés et immobiles, se fige lui-même dans un garde-à-vous théâtral. Puis, levant le bras droit qu’il tend vers les nues, tête haute, le menton en avant, les yeux levés au ciel, dans un emphatique salut hitlérien, imité par les SS, il rend à son maître un hommage dévot auquel nous devons répondre. Et gare à celui qui fera semblant : les Kapos nous épient. Il est vrai qu'il doit tout au grand Reich et à son Führer, cet insignifiant ancien chauffeur de taxi de Hanovre, élevé à l'indignité de commandant et chef d'un camp de la mort, par la grâce de ceux qu’il honore avec bassesse et ignominie.

Après quoi, il se lance dans une nouvelle diatribe tonitruante, un interminable discours verbeux où il célèbre les louanges de Hitler, son Führer bien-aimé, fulminant des anathèmes et des malédictions contre ceux qui osent le critiquer, s’élever contre lui, l’attaquer, contre ceux qui souhaitent sa mort et la défaite du Grand Reich. Les harangues pompeuses et grotesques de ce dangereux imbécile font le bonheur de ceux qui comprennent l’allemand. Ils les traduisent par la suite à leurs compagnons qui, pour une fois, auront une occasion de franche rigolade.

Julius Ludolf sera jugé, condamné et pendu en avril 1947. Streitwieser, Kammler et Schulz ses sinistres collaborateurs, réussirent à s'échapper. Streitwieser fut retrouvé en 1967, sous une fausse identité, jugé et condamné à la prison à vie. Il est décédé en prison en 1972.