
Melk 6. Pendaison

Ludolf est également amateur et ordonnateur de manifestations publiques à grand spectacle, qui se produisent surtout à la suite d’une tentative d’évasion. Ces tentatives sont extrêmement rares et presque toutes vouées à l’échec. Elles sont pour la plupart le fait de Russes tellement maltraités que certains tentent leur chance au risque presque certain d’échouer. En tout cas, malheur à ceux qui sont repris vivants ! Le décor du spectacle est toujours la grande place d’appel où tous les détenus du camp sont réunis pour la cérémonie, ce qui représente un public d’environ quatre mille spectateurs. Face à eux on a dressé la potence près de laquelle se trouvent les bourreaux, l’Etat-Major des SS et leur chef Ludolf en personne, toujours bouffi d’orgueil et empêtré de fausse dignité. En retrait, se tient un petit orchestre tzigane composé de détenus qui jouent des airs entraînants : toute une succession de joyeuses valses viennoises.
Nous attendons un long moment, car il faut ménager le suspense. Quand tout à coup débouche sur la place un sinistre cortège composé de Kapos qui frappent à tour de bras le long corps décharné d’un fugitif russe au visage très pâle, pieds nus, vêtus de haillons qui flottent sur son corps. Ses geôliers l’obligent à s’arrêter devant chaque groupe des spectateurs, à tendre le bras vers eux, dans une parodie de salut hitlérien, tout en s’écriant : « Hourra ! Ich bin wieder da ! » ( Hourra ! je suis de nouveau là !) Ainsi il marche, s’arrête, repart, visiblement épuisé, comme déjà mort en lui-même, ne fonctionnant plus que comme une sorte d’automate avançant vers son supplice dans un état second.
Le voici maintenant arrivé au pied de l’échafaud, de la potence où pend une corde au-dessus d’un simple escabeau. Les bourreaux s’approchent déjà de lui, le font monter sur l’escabeau. Soudain, dans un sursaut de lucidité et d’orgueil, avant que les autres aient pu faire le moindre mouvement, le supplicié, cette malheureuse loque humaine à qui on n’a pas pensé à lier les mains, se passe lui-même rapidement la corde autour du cou, repousse du pied l’escabeau dans un geste brusque et retombe pendu au bout de sa corde. Son corps trésaille un court moment. C’est fini. Il est mort.
Un silence lugubre s’est appesanti sur la place, où, la casquette à la main, nous adressons un adieu muet à notre camarade qui a manifesté tant de courage face à la mort, tout en ridiculisant ses bourreaux. Soudain, de ce silence recueilli, s'élèvent des vociférations indignées, rageuses, des protestations insultantes qui accusent le mort,
« Ce maudit chien de Russe ! Cette ordure !» C’est Ludolf rouge de colère, à qui le condamné, en se pendant lui-même, a volé tous les effets d'une mise en scène qu'il voulait grandiose et exemplaire. Il s'imaginait sans doute que le supplicié allait implorer pitié, être lâche et méprisable devant la mort. Il aurait dû savoir que les Russes se montraient particulièrement courageux en allant au supplice. La prochaine fois, on n’oubliera surtout pas de lier les mains du condamné. En attendant, les Kapos responsables de cet échec vont passer un mauvais quart d’heure, ce qui n’est pas pour nous déplaire.
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