Melk 7. Lapidation



Ces malades mentaux qui nous dirigent, n'en finissent pas de nous infliger des spectacles à la fois burlesques et tragiques : la pendaison à grand spectacle étant la plus banale et la plus fréquente, ainsi que les séances de schlague. Peut-être le fait de posséder le droit de vie et de mort sur des détenus engendre-t-il ou fait-il ressurgir des comportements archaïques que l’humain civilisé a réussi à juguler, à refouler dans les tréfonds de son inconscient et qui se donnent libre cours, dès lors qu'il incline à la perversité et que l’impunité lui est assurée. Le plus extravagant est ce goût singulier de nos geôliers pour le travestissement. Est-ce parce que beaucoup sont soit des criminels sexuels, soit des homosexuels ? En tout cas, nous voici confrontés à une autre exhibition punitive, dont trois camarades Russes vont être les nouvelles victimes.

Point de grand rassemblement, ni de décorum, ni de mise en scène, cette fois. Nous avons tous été consignés dans nos blocks où nous ne savons pas ce que nous attendons. La porte s’ouvre, les acteurs tragiques du drame entrent en scène, poussés par des kapos. C'est une grossière mascarade. Ils ont été revêtus d’oripeaux burlesques, et ils ont le front ceint de couronnes de fleurs et de feuilles ! L’un d’eux porte même sur la tête, fixée par un bandeau, une ampoule électrique de couleur, peut-être pour signifier qu'il a eu une idée qu'il croyait lumineuse ! Qu’ont fait ces malheureux ? Sans doute ont-ils tenté eux aussi de s’évader. Nous comprenons que nous sommes une fois de plus en plein délire barbare, en plein dans une de ces crises de démence collective qui frappe régulièrement nos bourreaux et leur chef. L’orchestre tzigane suit le cortège en jouant de jolies valses viennoises. Nous savons que cela est de très mauvais augure. Après chaque morceau, l’orchestre reprend le refrain préféré des SS : « Alle Vögel sind schon da ! » ( Tous les oiseaux sont au nid ! ) Oui, l’allusion est nette : ces malheureux Russes ont dû tenter une évasion. Mais ils ont été repris et ramenés au "nid".

Survient enfin le gros Ludolf, toujours empêtré dans son orgueil de baudruche, affichant toujours le même air supérieur, et une morgue hautaine. Le cortège rend visite à chaque block. Puis, une fois la tournée achevée, nous sommes tous invités à nous rendre sur la grande place d’appel où aura lieu la suite du divertissement, c'est à dire l'exécution de ces malheureux, car toute tentative d'évasion est punie de mort. Là, les fugitifs sont placés au centre d’un cordon de « policiers » du camp qui les encerclent et qui vont les exécuter à coups de grosses pierres dont un tas a été préparé. Non, ce n'est pas un cauchemar ! Nous sommes bien les témoins d’une lapidation en règle, un supplice que nous imaginions tous aboli depuis des siècles dans les pays civilisés ! A voir de telles monstruosités, nous nous demandons si les Allemands forment encore une nation civilisée ? Et jusqu’à quel point ? Nous pouvons seulement espérer que les suppliciés, bientôt sanglants et inertes, auront été assommés dès les premiers projectiles.

Entre détenus, nous avons souvent débattu de ce problème : les plus évolués d’entre nous et parmi ceux-là, des germanophiles, soutiennent que chez ce peuple germanique, la civilisation n’est souvent qu’un verni de façade, prêt à se fendre quand l' occasion s'y prête. Il y a, certes, chez les Allemands, des individualités tout à fait remarquables, très cultivées, très policées, de grands savants, de grands intellectuels, des écrivains, des artistes sensibles, des poètes, des musiciens de tout premier plan. Mais à cette époque, la masse, elle, reste fruste, inquiétante, influençable, belliqueuse ; elle affectionne les agrégats où bouillonnent les ferments de l'hystérie collective et s'y livre avec fureur, pour peu qu’un manipulateur, un agitateur, un imposteur comme Hitler, réussisse à emporter son adhésion, à l’enflammer, à l'enrôler sous une devise démagogique telle que :" Ein Volk, ein Reich, ein Führer", qui marque les esprits faibles et les êtres débiles.

En somme, résumait l’un d’entre nous, l’Allemand n’est jamais très éloigné de son double, la brute primaire cachée dans la forêt hercynienne, dont parfois elle sort pour attaquer et tuer. D’autres pensent, au contraire, que le prototype du SS existe, à l’état latent, dans toutes les nations civilisées, chez toutes les ethnies, qu’elles soient germaniques, slaves, latines ou autres, d'occident ou d'orient et qu'il ne lui faut que l'occasion pour se manifester. Le débat est loin d’être clos. Mais pour ce que nous en subissons, nous sommes alors vraiment persuadés que l’Allemand, plus que tout autre, est capable du pire. Et nous pouvons souscrire à cette formule quelque peu prophétique de Goethe : " Le Prussien est né cruel. La culture le fera bestial."