Melk 8. Maladies et épidémies



La maladie elle aussi va bientôt s’abattre sur nous, provoquant des ravages dans nos rangs. Le transport des détenus vers l’usine souterraine se faisant à bord de camions découverts, sous une incessante pluie glacée et la sous-nutrition aidant, de nombreux cas de maladies pulmonaires mortelles se déclarent. Je suis malheureusement parmi les détenus atteints d’une de ces maladies très contagieuses, qui n'épargnent même pas les plus résistants. Brûlant de fièvre, toussant à en perdre le souffle, crachant du sang, je dois pourtant continuer à me rendre au travail, clandestinement protégé par plusieurs couches d’emballages de sacs de ciment qui me préservent au moins du froid, sinon de l'humidité pénétrante. Car la règle est d’éviter à tout prix de se déclarer malade, sous peine d’être dirigé vers le Revier, l’infirmerie du camp, véritable antichambre de la mort, où les malades sont abandonnés sans aucun soin, dans une totale absence d’hygiène, l’espérance de survie n’y excédant pas trois jours. Je finis par guérir spontanément, ce que je dois certainement à ma robuste constitution d’homme jeune.

Mais ce n’est pas fini. Bientôt c’est la dysenterie qui décime les détenus, sous forme d’une épidémie foudroyante qui alarme sérieusement les dirigeants du camp. La main d’œuvre qu’ils pouvaient renouveler à leur convenance, en dépit d’une forte mortalité par épuisement et par accidents, disparaît désormais beaucoup trop rapidement. Les apports extérieurs n’y suffisent plus. Nos geôliers n’ont plus besoin de provoquer la mort, elle vient toute seule s’emparer de ses proies : c’est la mort sale, nauséabonde, répugnante, dont les SS s’efforcent cette fois d’éviter le spectacle et la contagion, car ils pensent à une épidémie de typhus et laissent aux Kapos le soin de fréquenter cette maladie qui les terrorise.

La baraque du Revier, de sinistre réputation et qui n’a d’infirmerie que le nom, devient un lieu d’épouvante, l’ultime étape avant une crémation aléatoire ou l'enfouissement rapide et plus certain dans une fosse commune. Les malades s’efforcent de ne pas être transférer à l'infirmerie. Pour les bien-portants, signaler leurs camarades malades devient un vrai cas de conscience, car la contagion est redoutable. Mais ils n’ont finalement pas besoin de recourir à la délation qui leur répugne : les Kapos repèrent eux-mêmes très vite ces malades. Les victimes de la dysenterie sont entassées au Revier, accumulées, couchées à trois ou même quatre par lit, ces lits superposés n’étant formés que de simples lattes de bois recouvertes d’une infâme paillasse jamais renouvelée. Les déjections provenant des étages supérieurs s’écoulent sur les lits en dessous et sur leurs occupants. Ici, dans ce lieu oublié des vivants, les malades réduits à l’état de squelettes malsains, résignés, moribonds, attendent leur mort sans recevoir aucun soin, car aucun être bien-portant ne veut se risquer à y attraper la fatale maladie. Il suffit, dirait-on, de toucher un malade pour en être soi-même atteint et la contagion frappe d'abord les détenus chargés de conduire les dysentériques à l’infirmerie. Les Kapos trouvent là une bonne occasion de se débarrasser de certains prisonniers qu’ils ont pris en grippe en leur infligeant cette corvée du transport des malades.

Par ailleurs, aucun four crématoire vraiment fonctionnel, ( et en la circonstance, cela eut été une bonne chose pour limiter la propagation de l'épidémie !) n’a encore été installé dans le camp ; si bien que, comme on ne peut pas non plus les évacuer ailleurs à caude de la contagion, les cadavres qu'on ne peut bientôt plus enfouir, sont entassés sur des bûchers où ils se consument jour et nuit. Une abominable odeur d'os humains calcinés et de chairs grillées s'est répandue sur le camp et ses environs, n’épargnant ni l’Etat-Major, ni la troupe des SS, qui n’en mènent pas large, tant la contagion et la virulence du mal les inquiètent. Les villages environnants et leurs habitants ne doivent pas non plus échapper à cette odeur pestilentielle. Ils ne peuvent pas ignorer ce qui se passe dans le camp. Mais ils doivent éviter de se poser trop de questions. Après tout, ce n'est pas leur affaire.
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