
Melk 9. Mort et résurrection
Malgré ma robuste constitution, je suis moi aussi victime de cette dysenterie bacillaire. Personne ne sait vraiment comment il faut se soigner. Il importe tout d’abord de ne pas boire de l'eau, car elle le vecteur principal de la maladie ; et en guise de médicament, il est recommandé d' absorber de la poussière de charbon . C'est donc la petite locomotive du chantier qui devient la pharmacie du camp : on peut y récolter des morceaux de charbon parmi les scories. Cependant je perds très rapidement des forces et du poids, alors que je suis déjà très amaigri : en effet, la maladie me coupe l’appétit. Ma gamelle reste pleine et des camarades en profitent : c'est tant mieux pour eux. Il faut malgré tout que je continue à travailler sans pouvoir prendre un peu de vrai repos. Car je veux survivre, sortir un jour de ce camp à n’importe quel prix, ne pas y laisser ma peau et surtout, je voudrais assister à l’écrasement final de nos bourreaux, à leur anéantissement dont je ne doute pas. Alors ma volonté reste tendue vers ce seul but : guérir ! Mais face à la maladie, la volonté seule n'est pas suffisante.
Et un soir, allongé sur ma paillasse, épuisé, sans appétit, sans aucun désir, une soif atroce me tordant les entrailles, cette volonté faiblit, vacille et sous le coup d' une très grande lassitude, j'éprouve l'envie de renoncer. Demain matin, sans doute, je serai conduit au Revier pour y mourir. A quoi bon résister davantage? Le moment est venu pour moi de mettre un terme à cette existence sans autre horizon que des barbelés, cette existence absurde, faite de misère, de privations, de travail démentiel, d’épuisement, cette vie de bagnard sur laquelle ne se lèvera jamais plus aucune aube d’espoir. Je suis alors pris d’une sorte de rage d'en finir, mais à ma façon : s'il faut mourir, eh bien soit ! Mais non, je ne mourrais pas l’estomac vide, ni avec cette soif atroce qui me tord le ventre ! Qu'importe maintenant que je boive de l'eau polluée ! Rassemblant mes dernières forces, je me mets debout et m’avance en chancelant vers les lavabos de la baraque. J’y remplis ma gamelle d’une eau glacée et la vide d’un seul trait, à trois reprises. Après quoi, je me dirige vers le bouteillon vide au fond duquel s'est incrustée, à la longue, une sorte de pellicule de graisse que je gratte avec mes doigts et que je mange. Puis, je retourne m’allonger sur la paillasse, à côté de mon camarade de lit. Je n'ai plus ni faim, ni soif ; et j' attends que la délivrance survienne.
Mais il faut croire que la mort ne veut toujours pas de moi, que mon destin est de continuer à vivre . Car elle ne survient pas cette mort ! Je sombre vite dans une sorte de demi-coma dont je suis subitement tiré par de forts gargouillements d’intestins et je constate alors que leur suintement a cessé comme par miracle. Il n’y a plus d’écoulement. Qu’est-ce à dire ? Serais-je donc guéri ? Mais comment ? J'ai commis un acte désespéré dont j'attendais qu'il accélère ma fin. Et c’est le contraire qui se produit. En fait, le traitement que je me suis infligé a produit un choc salvateur dans tout mon organisme qui a réagi positivement, comme il aurait pu réagir, au contraire, par une mort rapide. Je me suis, à mon insu, mithridatisé contre la diarrhée en absorbant une sorte de médication homéopathique totalement improvisée. Me voilà sauvé !
Certes, ma forme n’est pas brillante. Mais je sens que je vais tenir. Je n’irai pas au Revier. Je me rendors et au matin, ayant récupéré une parcelle d'énergie, je me contrains à reprendre le chemin des galeries, pour une nouvelle journée de travail. Mes camarades n’en reviennent pas et ont du mal à me croire quand je leur explique ce que j’ai fait. La médecine pourrait peut-être expliquer pourquoi et comment mon organisme a réagi de cette façon si positive, se remettant à fonctionner normalement, toute trace du mal ayant disparu en quelques heures . Pour moi, cela reste un complet mystère .