Premiers contacts en France



 la gare de Nancy


Nous sommes maintenant arrivés à Nancy, dernière étape indiquée sur l’itinéraire que m'a remis le lieutenant Laeuffer avant notre départ. Ici commence vraiment l'inconnu. Mais je sais quelle démarche précise je dois accomplir . Je me rends d'abord au service des renseignements de la gare pour y demander les heures des différents trains en partance pour la zone non encore occupée par l’ennemi, la Zone Libre. L'employé m'indique alors un numéro de guichet où sont délivrés les billets pour cette Zone Libre. Méfiant, je m'y dirige en regardant tout autour de moi et je demande, comme Laeuffer m'a conseillé de le faire pour brouiller les pistes, un billet pour une destination au centre de la France, puis, peu après, changeant d’avis, un autre pour une ville du Jura. Le guichetier m’observe longuement et me dit de revenir dans l’après-midi. Nous allons déjeuner en ville ; après quoi, nous retournons à la gare dont nous nous approchons avec prudence, observant attentivement ses alentours. Pour ma part, je reste très méfiant, même si le sourire du guichetier m’a paru engageant. Car on se demande à qui se fier par les temps qui courent ?

J’entre dans la salle des pas perdus et m’avance vers le guichet des billets. Durant tout ce temps, mon camarade surveillera nos arrières, conformément à notre accord sur nos rôles respectifs.Un pressentiment me dit que je peux avoir confiance en cet homme serviable qui, de son côté, a sans doute compris qui j'étais. Il a l’habitude de ces rencontres, car son rôle est précisément de les reconnaître et devenir en aide aux transfuges qui, comme nous fuient le joug de la servitude. Il appartient lui aussi au réseau d'assistance aux évadés. Mais il reste longtemps sur ses gardes, jusqu'à ce qu'il ait la certitude, de par mon comportement et mes réponses à quelques questions bien posées, que je dois être vraiment un transfuge fiable. J'ai dû réussir cet examern de passage car , très discrètement, il m’indique alors une adresse en ville, Quai Choiseul, et comment m’y rendre. C'est ce que nous faisons sans tarder.

Je reste un moment hésitant face à l’immeuble imposant devant lequel nous nous trouvons, mon camarade surveillant toujours nos arrières, prêt à m'alerter au moindre doute. Puis je me décide et sonne à la porte qui s’ouvre après quelques secondes. Nous entrons dans le vestibule, où, encore incertain, pour me rassurer, je me retourne vers la sortie, prêt à fuir au besoin. Mais la porte automatique vient de claquer dans notre dos, comme une lourde trappe qui se referme sur nous. C’était donc un piège ! Nous sommes prisonniers. Je me jette sur cette porte que je tente rageusement d’ouvrir, que je secoue en vain de toutes mes forces. Alors, un petit rire se fait entendre près de nous. Je me retourne. Un homme est là, qui nous observe avec indulgence et compréhension. " Je vous attendais ". Un message mystérieux l'a informé de notre venue ; c'est pourquoi, d'un ton aimable, il nous demande de le suivre. Nous poussons, mon camarafe et moi , un soupir de soulagement et nous accompagnons notre hôte.

Nous montons derrière lui jusqu’au dernier étage de l’immeuble et pénétrons dans un vaste appartement dont les occupants s’empressent aussitôt autour de nous, avec beaucoup de cordialité. Après quelques heures de formalités, on nous remet de faux papiers, on nous donne de l’argent et on nous indique des adresses utiles. Il y a là d’autres transfuges, hommes et femmes, qui ont fui l’oppresseur et je me sens bien parmi ces gens qui partagent mes convictions, qui nous entourent d’une chaleur fraternelle. On me présente Madame Dorr ( sans doute un pseudonyme ), à qui je remets les documents que Laeuffer m'a confiés pour elle. Nos hôtes nous encouragent à poursuivre dans la voie que nous avons choisie. Nous le leur promettons et je leur dis que plus tard, en des temps meilleurs, je reviendrai leur faire une visite.

Tout a si bien fonctionné que je finis par comprendre à peu près les méthodes de cette organisation. Laeuffer ne m'a pas vraiment expliqué pourquoi je devais passer par deux guichets et demander une destination, puis une autre. Mais il m'a enjoint de le procéder ainsi. En fait, il s'agissait d'une sorte de code à utiliser pour permettre aux deux guichetiers successifs de me reconnaître comme un élément sûr, tout en ignorant moi-même que j'utilisais ainsi un code pré-défini. Dès lors, je ne m'étonne plus d'avoir pu rencontrer Madame Dorr, sans avoir eu à le demander : ma venue était attendue.

Ce cloisonnement par mesure de sécurité sera toujours strictement appliqué dans la Résistance. Chaque élément de base d'un réseau n'a qu'un interlocuteur identifié par un pseudo ou un numéro, ne connaît qu'une infime parcelle de l'organisation et de ses codes. S'il venait à être arrêté et si la torture parvenait à le faire parler, il n'aurait alors pas grand chose à révéler, en tout cas rien qui pourrait permettre à la Gestapo de remonter toute une filière. Malheureusement, même le système le plus élaboré peut se révéler faillible. Nous l'apprendrons à nos dépens.

Car malgré tant de précautions, les traîtres sont parfois indécelables et parviennent à infiltrer les réseaux. J'apprendrai par la suite que plusieurs des personnes présentes ce jour-là dans l'appartement, ont été dénoncées, arrêtées, et ont payé de leur vie leurs actes de solidarité et leur engagement toujours plus risqué dans la voie qu’elles avaient choisie : celle de l'entraide, de la résistance et de la lutte sans merci contre l’ennemi détesté. Je les ai quittés encore plus déterminé, empli d’un réel sentiment de fierté. Malgré notre jeune âge, on nous prend au sérieux, on nous encourage à persévérer. Je me sens maître de moi et de mon destin. Je suis devenu un homme désormais et surtout, un homme libre, qui sait où se trouve son devoir. Nous partons maintenant vers le Jura, où nous franchirons l’ultime ligne de démarcation après laquelle nous serons en Zone Libre.