Melk 10. Transfert de Juifs



Après cette succession de maladies et d'épidémies, l’effectif du camp a sérieusement diminué. Les responsables ont demandé des renforts. Et c'est alors que commencent à arriver des transports de Juifs en provenance de l’Europe centrale. Ils sont transférés à partir du grand camp central d’extermination d’Auschwitz dont ils sont des rescapés provisoires, car les Allemands les considèrent comme des sous-hommes, des morts en sursis qui peuvent toutefois servir encore de main d'oeuvre.Parmi eux, on peut voir des pères accompagnés de leurs fils qui sont souvent encore des enfants. Ils arrivent à Melk revêtus de la traditionnelle tenue rayée bleue et blanche des détenus, marquée d' un trait de peinture jaune car, même au plus profond de l’horreur, de la déshumanisation collective, les Juifs forment un groupe à part, singulier, encore plus misérable et maltraité, victimes d’une ultime discrimination qui les voue à une extermination haineuse, planifiée et radicale.

La plupart d’entre eux, n’ayant fait que transiter par Auschwitz, portent encore aux pieds cet attribut vestimentaire dont nous avons depuis longtemps oublié l'existence : des chaussures ! Quelles convoitises ne vont-elles pas susciter ! Beaucoup de ces nouveaux arrivants sont des citadins issus des classes de la petite et moyenne bourgeoisie juive ; des commerçants et des artisans. Ils n’ont aucune expérience d’un camp de travaux forcés et de l'exténuant labeur physique qu'ils vont devoir y accomplir dans des conditions abominables et des privations de toutes sortes. Ils sont nombreux à périr en quelques jours…et sont aussitôt déshabillés, dépouillés de leurs chaussures. Ce geste, qui peut paraître horrible dans un milieu ordinaire, n' est, dans notre enfer, qu'un simple réflexe de survie.

La paire de chaussures qui a été ainsi récupérée devient pour son possesseur un véritable trésor qu’il lui faudra protéger farouchement de la convoitise des autres détenus. Il devra la placer, comme sa gamelle, contre sa poitrine, sous sa veste, avec, dans son sommeil, la main posée dessus. Et il la troquera contre des marchandises plus précieuses à ses yeux : de la nourriture, une bonne couverture, des cigarettes...Oui, grâce à la paire de chaussures dont le Juif mort a été dépouillé, son possesseur reculera peut-être sa propre échéance.

Voilà, hélas, ce que nous sommes peu à peu devenus : des êtres féroces, égoïstes, impitoyables, des voleurs prêts à se battre pour arracher à autrui ce qu’ils convoitent. Nos geôliers et nos bourreaux ont réussi ce tour de force de transformer en brutes primaires des êtres civilisés, parfois raffinés, intelligents, cultivés. C’est désormais la loi de la jungle, celle du plus fort, du plus rusé, voire du plus retors, qui règne dans tout le camp. Les plus faibles sont condamnés à y être exploités, volés, battus, non plus seulement par les Kapos et les SS, mais aussi, dans certaines circonstances où la lutte pour survivre s’impose, par leurs propres compagnons d’infortune. C’est pourquoi le camp s’est constitués et cloisonné en groupes de mêmes nations, où chacun trouve protection, défense, aide morale ou physique. Les plus faibles vont s'y réfugier à l'abri des plus forts qui se sont organisés pour durer. C’est ainsi que nous tâchons de survivre à tous les fléaux qui nous ravagent et qui sont, en pire, à l'image de ceux que les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse étaient censés semer sur leur passage.
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