Melk 11. Les plaies de l'hiver



Nous sommes maintenant entrés dans l' interminable hiver de ces froides contrées où la moyenne des températures hivernales oscille entre -10° et -15°. C’est notre premier hiver de déportation. Nous avons froid, nous avons faim, nous sommes exténués. Dans l’état de délabrement physique et d'épuisement où nous sommes, ce sera aussi, sans aucun doute, pour mes proches compagnons et moi-même, le dernier hiver de notre existence. La neige couvre le sol et sur les hauteurs où nous nous trouvons, un vent glacé souffle avec violence. Notre lutte pour survivre devient alors obsessionnelle. Car, sans trop savoir pourquoi-peut-être parce que l'espoir n'est pas tout à fait mort- nous voulons à tout prix nous accrocher à cette vie pourtant si misérable. Et cela consiste à pas grand-chose : trouver un morceau de pain supplémentaire, une louche de soupe "en rab", une heure de sommeil en plus, un moment de repos durant notre journée d' un labeur de plus en plus exténuant.Finalement,un pas grand-chose qui pour nous, est considérable.

Les commandos de nuit, auxquels nous avons enfin réussi à nous soustraire à l’approche du grand froid, sont les plus redoutables. Le réveil, toujours brutal, survient après quelques trop courtes heures d’un mauvais sommeil, dans des blocks surpeuplés, parmi les râles des malades et des mourants, les odeurs épouvantables que nous avons pourtant appris à supporter, et la sempiternelle faim qui torture les estomacs. Abrutis, hagards, les détenus sautent à terre, sortent, mal vêtus, dans le froid mordant et les ténèbres lugubres qui constituent l'ordinaire de leur univers nocturne. L’appel permet de dénombrer ceux qui sont morts durant la nuit. Le compte n’y est pas ? Qu’importe ! Les Kapos, pressés, le complètent en allant arracher au Revier des détenus malades, en train de vivre leurs dernières heures et que leurs camarades vont soutenir dans leur ultime marche. Qu’ils meurent sur leur grabat, à l’infirmerie, où en se rendant une dernière fois au travail, cela n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est que le commando de nuit soit au complet à son départ du camp.

Il semble, du reste, que la férocité des geôliers redouble avec la mauvaise saison qui doit affecter leur mental, malgré le confort où ils vivent. Mais aussi à cause des mauvaises nouvelles qui leur parviennent de tous les fronts de guerre. Le pitoyable troupeau de fantômes en loques, nu-pieds, harassés de fatigue, transis de froid, traînant les mourants sur leur dos, n’aspire plus, au retour de l’usine, après l'appel interminable, qu’à s’effondrer sur ses maigres paillasses pour y jouir enfin d'un repos même bref et médiocre. C’est le moment que choisissent les SS, bien nourris, chaudement vêtus, chaussés de bottes épaisses astiquées comme à la parade, pour faire exécuter à ces bannis au bord de l'inanition, un petit exercice sportif de leur crû, une pure brimade à usage de punition pour sanctionner, par exemple, un travail jugé mal fait. Pendant une heure et plus, des ordres fusent, rythmés par des coups de sifflet : « Couchés ! Debout ! Assis ! A genoux ! A plat ventre ! Rampez sur les coudes ! » Un tour de cour et on recommence !

Le nerf de bœuf et la cravache stimulent l’exécution de cette gymnastique forcenée dans la boue glaciale. Les SS s’arrêteront de se distraire quand la place sera jonchée de corps qui ne se relèveront pas et ils ordonneront aux survivants un décrassage en régle des corps et des vêtements. Ces brutes sont joyeuses et pleines d’entrain : elles auront eu leur compte de morts. Et la vue de cet exercice les a peut-être revivifiés, avant le grog alcoolisé au schnaps ou le vin chaud qui les attend dans leur baraque bien chauffée. Les SS se trouvent bien dans les camps d'extermination qu'ils préférent de beaucoup au front de guerre sanglant où les troupes du Reich se battent contre l'Armée Rouge. Pour eux, ce sont des camps de repos où la vie est agréable, les contraintes légères, et le risque nul. Ils y trouvent aussi matière à se divertir aux dépens des loques humaines que nous sommes, en nous infligeant les plus cruelles brimades.