Melk 12. Distractions hivernales



Mais on peut aussi imaginer qu’à la longue, les guerriers SS, malgré tout formés et entraînés pour se battre, s’ennuient dans leur inactivité au camp. C’est pourquoi ils inventent ces distractions sauvages et meurtrières. A moins qu'il ne s'agisse pour eux de faire des expériences afin de mesurer le degré de résistance du corps humain. Ils devraient comprendre que leurs mesures sont faussées, parce qu'ils ont à faire à des humains à bout de forces, à des quasi-squelettes. Mais que leur importe ! Un matin de cet hiver, où la température est descendue à – 30°, ils arrosent au jet d’eau un groupe de Russes jusqu’à congélation des corps. S'il arrive que certains Allemands aient de vagues sympathies pour des détenus Français, les Russes font l'unanimité et sont vraiment leurs bêtes noires car, à leurs yeux, les Slaves, tout comme les Juifs et les Tsiganes, forment également une ces "races" inférieures honnies des Germains. Ils en tueront tant et plus, de façon particulièrement barbare et odieuse.

Nous redoutons toujours plus la longue souffrance des appels dans l'obscurité des petits matins glacés. Nous n’y sommes pour rien, mais il arrive que le compte des détenus ne soit pas exact. En punition des erreurs de nos gardiens qui s’emmêlent dans leurs calculs entre les noms des survivants et ceux des morts de la nuit,de plus en plus nombreux,nous allons rester debout, nus pendant des heures dans l’air glacial de l’hiver, sans rien recevoir à manger, cela va de soi, car pour nos bourreaux, tout supplice ajouté va de soi.

Dans ce registre, les SS et les Kapos rivalisent de zèle, d’imagination, révélant leurs instincts sadiques et meurtriers, ce qui entraîne une véritable émulation. Pendant la tragique période de dysenterie ou durant la recrudescence des maladies pulmonaires, tel Kapo prend goût à faire sortir les hommes dans la cour, nus bien sûr, et à les arroser lui aussi d’eau glacée. Tel autre s’est fait une spécialité d’achever les détenus malades et moutants à coups de pelle ou de botte. Les SS laissent faire ; cela les distrait.

Il est pourtant d’autres moments où nos bourreaux se découvrent l’âme tendre et sensible, accessible aux doux accents de la musique dont ils sont de grands amateurs… Ils font alors venir dans leur chambre les détenus qui ont une belle voix et savent chanter ou qui sont capables de jouer d’un instrument de musique. Le Kapo Uli, par exemple, est très friand de "jolies chansons françaises." Un morceau de pain, une assiette de soupe récompenseront les « artistes » qui ont su les distraire. Mais il ne faut pas se leurrer : complexe, paradoxal, versatile, imprévisible, le mental de ces Allemands n'en est que plus dangereux et le comportement de nos bourreaux redevient parfois sauvage après ces moments d'abandon à la sensiblerie, à la mélancolie, à cette Sehnsucht qui habite les esprits germaniques.

Le ramassis des condamnés de droit commun que forment les Kapos, cheville ouvrière du camp et des SS, jouit de très importants privilèges : chambre particulière, nourriture à part et même, domesticité. Nous savons que la plupart sont des homosexuels ou des pervers sexuels, exécrés par le régime nazi qui les considère comme des asociaux, mais ne les en utilise pas moins à l’intérieur des camps, car beaucoup sont des sadiques criminels, condamnés comme tels et très efficaces dans leur rôle de chiourme brutale et cruelle . Du reste, Juluis Ludolf, le commandant de notre camp, est lui aussi un homosexuel. Mais il y a aussi parmi eux de vrais bandits, des assassins, de vulgaires tueurs condamnés à mort par la justice allemande et dont la peine a été commuée en travaux forcés à perpétuité. La présence et le rôle de ces criminels dans les camps de la mort se justifie pleinement, tant ils mettent d’ardeur à accélérer le processus final d'extermination des détenus qu’ils persécutent.
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