Melk 13. Un changement inespéré



Je dois pourtant rendre justice à certains de nos gardes, trop peu nombreux, il est vrai, qui dans cette jungle ou des vies chancelantes luttent contre la férocité de leur condition, ont conservé quelques parcelles d’humanité. Avec leurs faibles moyens, ils font ce qu'ils peuvent pour tenter d’adoucir la vie des détenus. Ils leur permettent de dormir un moment dans un coin pendant leur dure journée de labeur, leur passent un morceau de pain, une cigarette, leur prodiguent des encouragements et du réconfort. Mais ils sont perdus dans la masse des démons qui nous persécutent et doivent rester prudents car ils ne sont pas bien vus des autres geôliers qui pourraient les dénoncer aux SS.

Dès lors, nous ne pouvons vraiment compter que sur nous-mêmes, notre solidarité, notre entraide. Ainsi, parmi les Français, il y a deux médecins travaillant au Revier et deux secrétaires au bureau du camp. Ils font tout ce qu’ils peuvent pour venir en aide à leurs camarades moins favorisés qu’eux, allant jusqu’à falsifier le numéro de matricule de certains d’entre nous que les SS ont pris dans leur collimateur, ce qui équivaut à une sentence de mort à brève échéance. Ils en font affecter d’autres, particulièrement exténués, à des travaux moins pénibles. Les emplois de cordonnier, de tailleur, de serveur aux cuisines ( ce dernier étant le rêve de chacun ), sont très recherchés, car on y est à l’abri des intempéries, on y mange convenablement et surtout, on ne s’y épuise pas. Or, tandis que le temps passe, les privations et la fatigue ruinent le peu de santé que les plus robustes possèdent encore. Nous savons que le temps joue contre nous. Il devient impératif de trouver le moyen de survivre, un peu plus, jour après jour, même si l’espoir de nous sortir de cet infer s’amenuise lui aussi, avec chaque jour qui passe.

Mais voilà qu’un beau matin, je suis informé que je suis muté précisément aux cuisines. Loin des prisons de la Gestapo, n’ayant plus peur de me trahir, j’ai compris que le fait de parler allemand était un atout appréciable dans cette tour de Babel où certains de nos geôliers aiment à discuter quelquefois avec un détenu étranger qui connaît leur langue et l’utilisent à des traductions souvent nécessaires. Peut-être aussi qu'avec mes yeux bleus et mes cheveux blonds, voient-ils en moi un représentant de la race aryenne égaré parmi leurs ennemis.Toujours est-il que j’ai fini par être « distingué » et pressenti pour devenir aide-cuisinier, qui plus est, à la cuisine des SS. Je me présente au Kapo de l’endroit, qui se trouve être un homme calme, pondéré, ce qui est déjà une chance. Il me jauge et je suis agréé. Je prends alors la direction du coiffeur qui me rase avec soin ; puis de la douche et ensuite du magasin d’habillement où je reçois un superbe costume blanc à fines rayures. Me voilà transfiguré, de la tête aux pieds et enfin présentable. Car, bien, entendu, la vue des SS attablés ne saurait être offusquée par celle d'un détenu à leur service, qui porterait des haillons et serait d’une propreté douteuse.

Le lendemain, rayonnant de satisfaction contenue, je me présente à la cuisine. On me confie le nettoyage des casseroles. Puis, le cuisinier, fort occupé par ailleurs, me demande bientôt d’aller tourner la viande en train de cuire sur le feu.