Melk 14. Retour aux commandos



C’est un spectacle prodigieux, irréel, qui s’offre à mes yeux incrédules : dans une vaste poêle, cuisent et dorent doucement, rissolent dans l'huile avec un petit bruit délicieux que j'avais depuis longtemps oublié, de magnifiques escalopes de veau et je crois bien n’en avoir jamais vu d’aussi belles. Quel supplice c’est pour moi qui suis toujours affamé : le supplice de Tantale, c’est le cas de le dire. Comme le chef cuisinier me l’a demandé, je retourne avec précaution les morceaux de viande destinés aux bouches raffinées de ces Messsieurs les SS. Mais quoi qu’il advienne, ils n’en mangeront pas la totalité. La tentation est trop grande : ma décision est prise. Je découpe insidieusement un petit morceau de chaque escalope que je mange aussitôt. Le tour est joué ! A la fin, c’est toute une escalope que j’aurai dégustée avec délice à la barbe des SS.

Je n’en ai pas fini avec mon délicieux larcin quand le bruit de la porte d'entrée des cuisines, qui claque avec violence, me ramène à la réalité. Elle s’ouvre sur mon Kapo affolé qui surgit devant moi : « Qu'as-tu fait ? Vite ! Va te présenter au chef SS qui te demande. » Je m’y précipite, très inquiet. Que se passe-t-il ? Ai-je été vu en train de déguster un morceau de la viande des Seigneurs ? Je m’arrête à quatre pas du SS furieux. Il se précipite sur moi. Un poing lourd et dur me frappe au visage, me jette à terre, tandis qu’un flot d’injures me submerge. C’est bien cela ! J’ai été vu. Et tout autant que meurtri, j’en suis tout dépité, comprenant que mon beau rêve de bombances s’arrête là, que je suis chassé de ce paradis d'abondance alimentaire. N'ayant pas été assez méfiant, mais au contraire, naïf et stupide, je suis tombé dans un piège grossier, car le chef des SS devait se douter qu’un détenu nouveau venu, donc affamé, cèderait à la tentation. Je ne devais pas être le premier à y succomber. Il m’avait à l’œil et mon petit manège ne lui a pas échappé. Si j’avais pris plus du temps avant de me laisser tenter, je m’en serais peut-être sorti sans me faire prendre.

Enfin, encore heureux que l’affaire s’arrête là ! Toujours revêtu de mon bel habit blanc à fines rayures, je suis aussitôt renvoyé à un autre travail : le ramonage des cheminées de la cuisine… ! C'est ma punition. En peu de temps, l’habit immaculé devient noir de suie. J’en pleurerais. Mais un malheur n’arrive jamais seul. L’appel du soir révèle qu’un détenu fait défaut dans le compte des présents, que l’on recommence plusieurs fois sans résultat. Les Kapos, qui en perdent leur latin, vont et viennent, se démènent furieux, courant d’un groupe à l’autre sous les beuglements de Ludolf toujours présent à cette réjouissance. L’erreur persiste longtemps. Il nous faut rester debout pendant des heures et nous sommes exténués. Finalement, on découvrira que tout ce remue-ménage résulte de ma mutation aux cuisines. Nous ne plaignons pas le Kapo coupable de cet oubli de transcription. Ludolf ne le ratera pas : il est bon pour une sévère raclée.

Après cette mésaventure où ma voracité d'homme affamé a été punie, je suis bien entendu définitivement exclu des cuisines. Je dois restituer mon bel habit devenu tout noir de suie, que j’échange contre une tenue ordinaire et je vais reprendre ma place dans un commando de travail aux galeries.
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