
Melk 15. Dangereuses mésaventures
J'aurai plus de chance dans une autre occasion qui s’offre à moi lors d’un commando : un détenu fait une chute et ne parvient plus à se relever. A court d’effectif, le Kapo qui a besoin de cet homme demande s’il n’y a pas parmi nous un médecin ou un infirmier. Il ne me connaît pas. Je tente le coup et me désigne : être médecin ou infirmier rapporte souvent un supplément de soupe. J’ « examine » le blessé et je m’aperçois qu’il présente une sorte de hernie près de l’aine. Je tente avec beaucoup de précaution de faire rentrer cette excroissance. Et, miracle, cela réussit ! De ce jour, le Kapo me considérera comme un excellent infirmier, sinon comme un authentique médecin et n’ayant pas de raison d’en douter, il va me prendre très au sérieux. Ce qui, tout de même, m’ennuie un peu, car je suis à la merci d'un cas un peu compliqué. Aussi, je m’adjoins un « assistant », un vrai médecin, juif qui, de ce fait, n’a pas le droit de pratiquer. Nous fonctionnons un moment ensemble. Mais je profite d'un changement de commando pour en finir avec ce petit jeu qui risquait de devenir dangereux à la longue, car ma supercherie aurait nécessairement fini par être découverte. Elle m’aura en tout cas permis de recevoir quelques rations supplémentaires.
A quelques temps de là, il m’arrive une mésaventure dont le souvenir me poursuivra longtemps dans mon sommeil, car elle aurait dû se terminer pour moi de tragique façon. Cela se passe un matin, à l’arrivée du commando à l’usine. Les SS qui convoient le transport nous préviennent que Ludolf sera présent sur le quai de débarquement à notre arrivée, pour passer une inspection. Il s’agira donc de descendre du camion aussi vite que possible, mais en bon ordre, puis de se rassembler aussitôt sur le quai, en colonne par cinq, le tout dans le plus grand silence. Nous arrivons. Pour montrer leur zèle en présence de leur commandant, les SS nous frappent à tours de bras, espérant ainsi accélérer le mouvement. Voulant éviter un coup, je saute du camion sans regarder où je vais choir et j’atterris… très exactement dans les bras de Ludolf en personne. J’aurais voulu le faire exprès que je n’y serais pas parvenu.
J’en suis glacé d'effroi et je reste un bref instant paralysé de stupeur. Craignant une attaque contre leur chef, un SS se précipite sur moi et m’assène un violent coup de poing dans le nez. Aussitôt, le sang gicle avec force, maculant de rouge la belle tenue toute blanche du commandant. Ce coup de poing me fait comprendre que je dois impérativement réagir, m’enfuir sur-le-champ, à toute vitesse, sinon c’est la mort assurée. Je profite de la stupéfaction indignée de Ludolf et de la pagaille créée par cet incident pour m’esquiver et me fondre dans la masse des détenus qui s'ouvre et se referme sur moi dans une complicité protectrice. Bien m’en a pris, car Ludolf humilié, son bel uniforme immaculé souillé de sang, est devenu fou de rage et tape comme un forcené autour de lui en hurlant qu’on lui amène le coupable. Mais en vain : ce coupable, protégé par la masse de ses congénères, ne sera pas retrouvé, au grand dam des SS et des Kapos qui ont perdu la face devant leur chef. Il y aura des sanctions dans leurs rangs.
Ces mésaventures, ces incidents, pourraient sembler cocasses en d’autres circonstances et en d’autres lieux. Mais ici, la plaisanterie n'est pas de mise. Les faces sinistres des Kapos et des SS sont là pour nous le rappeler. J’ai eu par trois fois beaucoup de chance, car par trois fois, d'abord aux cuisines, ensuite en jouant au médecin et, pour finir, en sautant par inadvertance dans les bras de Ludolf, j’aurais dû normalement être abattu sur place, sans autre forme de procès, d'un coup de révolver, ou à coups de gourdins. Il est vrai que les deux premières fois, j’ai joué moi-même avec le feu, mais c’était pour mieux me nourrir, toujours dans le souci impérieux de survivre. Oui, en elles-mêmes, ces mésaventures sont drôlatiques. Mais pas pour nous. Car rien n’est risible dans ce camp de la mort où, pour les Allemands, nous ne sommes pas autre chose que du "Menschenmaterial, Rückher unerwünscht " ( matériel humain, retour indésirable ) consommable à merci, ce dont ils ne se privent pas. Beaucoup ont été exécutés pour bien moins que cela. Alors mieux vaut ne pas trop taquiner la chance. Et, chose que j'ai parfois tendance à oublier, il faut éviter de se mettre en avant, de se faire remarquer, de quelque façon que ce soit, y compris favorablement, car nos bourreaux ont horreur de cela. A leurs yeux, c'est revendiquer une part d'humanité. Or, ils ne nous considèrent pas comme des êtres humains.
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