
Melk 16. Espérances
A peu de temps de cet incident, se produit un événement d’importance : des prisonniers de guerre, des « K.G. », viennent travailler dans l’usine souterraine. Il leur est formellement interdit d’entrer en contact avec nous, les « NN », de nous parler et réciproquement. Mais dans les galeries les plus lointaines, isolées, peu surveillées car dangereuses, ils peuvent s’approcher des pestiférés que nous sommes. Certains de ces nouveaux venus s’apitoient sur notre sort, sur notre misérable apparence. Ils nous apportent parfois un morceau de pain, une cigarette ; mais surtout, grâce à eux, nous obtenons enfin des nouvelles de l’extérieur dont nous sommes coupés depuis si longtemps : les forces alliées ont débarqué en Europe . Ces nouvelles sont pour nous, qui vivons dans un monde de privations, de souffrances et de mort, qui sommes à bout de ressources physiques et morales, d’une importance capitale : selon toute vraisemblance, notre délivrance approche. Si nous parvenons à tenir jusque là, nous retrouverons le chemin de la liberté, de notre pays, de notre famille. Nous apprenons encore que les troupes alliées ont commencé leur progression vers l' Allemagne , que celles de nos tortionnaires subissent partout des revers importants, des pertes sanglantes, surtout à l'est, en Russie, mais aussi ailleurs, à l'ouest .
La petite lueur d’espoir, la lumière souvent chancelante mais toujours présente qui nous a soutenus, que nous avons portée sans renoncer, au fond de notre cœur, qui nous a permis de surmonter les pires sévices moraux et physiques, cette lueur s’élève un peu plus haut, brille un peu plus fort en nous et irradie tout notre être, car si elle est encore faible, pour nous elle est semblable à un beau soleil qui nous réchauffe et nous donne le courage d’attendre un peu plus, d’espérer encore, de tenir à tout prix, jusqu’à la victoire finale.
Bientôt, visibles très haut dans le ciel, si haut que leur bruit est presque inaudible, apparaissent des sortes de points brillants, très nombreux, qui signalent le passage de véritables armadas aériennes ; ce sont les escadrilles alliées qui viennent détruire les villes du grand Reich et rabattre sa superbe. A cette vue, nos cœurs de bagnards se remplissent de joie et d’espérance. Nous n’éprouvons pas de pitié pour les populations civiles allemandes qui vont à leur tour connaître les horreurs de la guerre que leur Führer bien-aimé et ses sbires ont propagée et qu'ils imposent au monde depuis des années, semant sous leur domination, la ruine et le malheur. C'est sur leur propre sol qu'ils vont maintenant la subir et en connaître les horreurs. Tout heureux de ces bonnes nouvelles, comment pourrions-nous imaginer qu'un nouveau et terrible danger nous menace ?
Un matin où je suis de repos et où nos geôliers ne pensent pas à nous harceler, je rêve, étendu sur mon grabat. Mais à quoi peut bien rêver cette ombre de moi-même, ce fantôme décharné que je suis devenu ? Entre mon passé au maquis, avec ses jours difficiles mais heureux et l’existence remplie d’incertitudes, la survie au jour le jour que j’endure aujourd’hui, il me semble qu’un immense désert d’oubli s’est installé. Le passé, avec tout ce que j’y ai connu d’ombre et de lumière, a sombré dans un gouffre sans fond. Seule m' importe aujourd’hui la succession des instants que j' arrache avec peine, l'un après l’autre, à mes bourreaux, la pensée tout entière tournée vers le lendemain. Oui, demain, pas plus… Après-demain, c' est déjà trop lointain, aléatoire, empli de ténèbres incertaines. Je dois vivre, un jour de plus, et si possible, quelques jours, quelques nuits encore, pour assister à la défaite, à l’agonie des Kapos, des SS, de leur commandant Ludolf, de Hitler le mégalomane cyclothymique et des fous qui l'entourent, du grand Reich de mille ans promis aux masses hystériques qui doivent commencer à déchanter. Je veux vivre jusque là.
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